Le manque d’espaces publics au Liban, un défi pour la vie communautaire ?

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Posté sur août 07 2023 par Layal Dagher, Journaliste 6 minutes de lecture
Le manque d’espaces publics au Liban, un défi pour la vie communautaire ?

Alors que les projets privés de reconstruction se multiplient près de trois après les explosions meurtrières au port de Beyrouth, les espaces publics demeurent toujours rares dans le pays. Que ce soient pour des raisons financières ou encore politiques, cette pénurie de lieux de rencontre pose de nombreux défis à la vie communautaire et impacte l’interaction sociale dans le pays. Qu’est-ce qui entrave aujourd’hui la mise en place d’espaces publics ? Quid des initiatives suspendues et celles réussies ? 

Manque de budget et de volonté politique

L’urbanisation rapide et inadaptée qu’a connue le pays est l’une principales causes du manque de lieux de rencontre dans le pays. Au fil des années, le développement économique a été privilégié au détriment des besoins sociaux. Les espaces publics ont donc souvent été sacrifiés au profit de la construction de projets immobiliers lucratifs, laissant peu de place aux parcs, aux jardins et aux places publiques. Les quelques lieux existants sont d’ailleurs souvent mal entretenus, peu accessibles et manquent d'aménagements adéquats. Le Liban est également confronté à des contraintes foncières importantes, notamment dans la ville, en raison de la forte densité démographique. L'acquisition de terrains pour créer de nouveaux espaces publics devient ainsi un défi majeur. 

« Le manque de fonds et de volonté de la part des autorités est derrière l’absence d’espaces de rencontre. Il n’y a pas beaucoup d’intérêt à en développer », constate Mohamad el-Chamaa, jeune urbaniste. Pour lui, cela peut séparer indirectement les gens en les privant de l’opportunité de se rencontrer, voire « générer une peur de l’autre ». Des propos sur lesquels s’accorde l’architecte Hala Younes. « Les gens vivant dans des communautés fermées ont peur de s'assoir sur le même banc que les autres. En l’absence d’espaces publics, les interactions entre les individus sont limitées, ce qui peut engendrer un sentiment d'isolement et de fragmentation sociale », note-t-elle. 

Mme Younes déplore aussi le fait que les espaces publics disponibles sont à l'abandon comme le reste des biens publics.  « Personne ne les entretient ni n'en règlemente l'usage. La ville et la montagne sont un formidable réservoir de lieux qui peuvent être mis à la disposition des communautés. Nous pourrions avoir des avenues pour la promenade, des boulevards ou encore des corniches … mais tout est sacrifié au profit la voiture vu que le pays ne dispose pas de transports publics », regrette-t-elle.  Et d’abonder : « Rien n'est fait pour les piétons, les promeneurs, les jeunes, les personnes âgées ou ceux qui n’ont pas de voiture. Pour entretenir la peur de l’autre, on nous dit que prendre le bus n’est pas dans notre culture... ». Mme Younes dénonce dans ce cadre que des bus récemment offerts par la France au Liban « rouillent sur place ». 

Des projets à l’arrêt ….

Les spécialistes reviennent aussi sur l’interruption, en juin, de la construction d’une place publique à Mar Mikhaël qui visait à améliorer la qualité de la circulation dans le quartier et à créer des espaces conviviaux pour les piétons. « A Mar Mikhaël, des personnes issues de communautés différentes se rencontrent dans des espaces privés (bars, restaurants) », souligne Mohamad el-Chamaa, regrettant que la construction d'une place publique dans la localité a été arrêtée en raison d’ingérences politiques. Selon lui, il est nécessaire qu’il y ait une volonté politique pour que davantage de projets soient mis en place. 

« Les députés et figures locales qui n'ont jamais réussi à baisser le son des haut-parleurs des bars de Gemmayzé et Mar Mikhaël, ni à discipliner les voituriers qui accaparent les espaces publics… trouvent tout à coup que des arbres et des bancs vont troubler l'ordre public », renchérit Hala Younes. Selon elle, derrière cet énervement réside un refus que l'autorité publique centrale mette en place un projet d’utilité publique dans un espace qui devrait rester géré, pour celle-ci, par la logique communautaire et confessionnelle.

… mais aussi des initiatives réussies

Le tableau n’est pas que pessimiste. Si certaines initiatives sont tombées à l’eau, d’autres ont été mises en œuvre avec succès tant dans un contexte urbain que rural.

Snoubar skatepark, premier planchodrome public au Liban, a ouvert en juillet 2021 au parc du Bois des pins à Horch Beyrouth, côté Tarik el-Jdidé. Matze, un expatrié allemand vivant à Beyrouth et fan de skateboard, décide de mettre en œuvre ce projet après les explosions du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Il obtient le soutien de plusieurs parties, dont des ONG. Depuis son inauguration, cet espace de 1.100 m² accueille des enfants de toutes les communautés, notamment ceux des camps voisins de Sabra et Chatila. Il est autogéré en l’absence d’État pour garantir sa sécurité.

Les initiatives ne se limitent pas à la capitale. A Baabdat, dans le Metn, trois jardins publics sont mis au service des citoyens. Le premier a été mis en place avec la construction de l’autoroute Emile Lahoud il y a environ quinze ans. La municipalité en a profité pour attirer un large public en y organisant annuellement en période estivale une « semaine culturelle ». Chants, danse, poésie, projection de films … les activités diversifiées ont attiré des centaines de personnes de différentes tranches d’âge. Cet échange interculturel, la municipalité a su le préserver en projetant aussi les matchs de foot lors du mondiale et de la Coupe d’Europe. Enfants, familles, résidents du village mais aussi expatriés en passage au Liban s’y sont rendus en masse. « Ces activités ont ravivé la cohésion entre les habitants de Baabdat et tous ceux que le jardin accueillait », commente Hicham Labaki, président actuel de la municipalité.

Ce dernier indique aussi qu’un habitant du village, Ramez Labaki, a fait don à la municipalité des deux autres jardins : l’un baptisé « Jésus Sauveur », l’autre « Toufic Labaki » au nom de son père. Nous avons organisé des messes et des dîners annuels dans le premier jardin qui revêt un cachet traditionnel. Le second, qui comprend de grands espaces de jeu et des machines de sport, est fortement prisé par les habitants de la région, notamment les familles », ajoute-t-il. Ce modèle ressemble à celui implémenté par la famille Skaff à Zahlé, où un grand parc comprenant aussi des machines de sport a été mis à la disposition des habitants de la région. Ce parc, qui attire nombre de familles, a permis à des parents mais aussi des jeunes issus de communautés différentes de tisser des liens transversaux et d’homogénéiser le tissue social dans la région.

Les espaces publics ne sont pas que des espaces libres d’accès. Ce sont des lieux de vie, d'expression et de connexion entre les individus. En investissant dans ces espaces, le Liban peut espérer construire un avenir meilleur pour tous ses habitants. Les autorités libanaises en reconnaitront-on l’importance ?

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