Plus de 80 % de personnes au chômage, 45 % de la population sous le seuil de pauvreté (1), 258 blessés et au moins 42 nouvelles personnes souffrant de handicap à la suite de l’explosion de Beyrouth (2). Absence d’éducation inclusive intégrée dans les écoles, défaillance dans la mise en œuvre de cadres de protection juridique, insuffisance de services de santé abordables (3) et défaut d’apprentissage en ligne accessible, d’informations sur la santé et de lieux de vaccination durant la pandémie. Voici un aperçu rapide de la situation dans laquelle se trouvent actuellement les personnes handicapées au Liban. Les besoins et les droits des personnes handicapées ont été systématiquement déclassés au Liban, non seulement historiquement, mais à chaque nouvelle crise, nouvelle intervention humanitaire et nouvelle action de développement.
Pourquoi les personnes handicapées au Liban sont-elles constamment laissées pour compte ? Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, ce n’est pas parce qu’elles sont plus vulnérables ou qu’elles ont besoin de plus de soins particuliers. Mais parce qu’elles ont été constamment marginalisées dans les stratégies et les pratiques, par le biais de restrictions imposées par la société et de formes directes et indirectes de discrimination institutionnelle. C’est ce que signifie le handicap (4).
Tout en rejetant le discours de victimisation, détaillons les fondements de cette marginalisation systémique. Imaginons d’abord ceci : un monde où les trottoirs, les bâtiments et les espaces publics sont accessibles aux personnes en fauteuil roulant ; où la langue des signes est une langue nationale enseignée dans les écoles ; où les soins de santé de qualité sont accessibles à tous ; où les cours sont adaptés aux besoins de chaque apprenant ; où les lieux de travail offrent des aménagements raisonnables pour que chaque employé excelle dans son travail. Si nous supprimons toutes les barrières, toutes les restrictions imposées par l’environnement, les attitudes des gens, les systèmes et les structures, les personnes handicapées seraient-elles encore laissées pour compte ?
Le monde que je dépeins ici n’est pas utopique. C’est un monde où les droits humains universels sont respectés, où la justice sociale constitue une lutte collective. La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CNUDPH) définit le handicap comme le résultat de « l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres » (5). En d’autres termes, la société crée le handicap. Par conséquent, pour améliorer la vie des personnes handicapées au Liban, nous ne devons pas « réparer les handicapés ». Nous devons réparer la société. Nous devons lutter contre le handicap sous toutes ses formes et représentations. Il ne s’agit pas de tendre la main à ceux qui sont laissés pour compte, c’est un appel à l’action pour tous ceux qui « vont de l’avant ». Une invitation pour nous tous à faire une pause, à s’arrêter pour un moment d’introspection ; un appel à remettre collectivement en cause le statu quo, ainsi qu’une opportunité de briser le statu quo vers un monde plus équitable.
Qui est la société ? Il ne s’agit pas uniquement de l’État. Alors que la réforme de la politique du handicap est une étape cruciale et essentielle pour faire avancer les droits des personnes handicapées au Liban, et que l’inaction constante et l’absence de volonté politique des dirigeants de ce pays ont constitué un obstacle critique à tout progrès, ce n’est pas le seul changement qui doit être recherché. La société c’est chacun d’entre nous. La maman qui travaille, le papa qui cuisine, le voisin d’à côté, l’épicier du coin, les écoliers, le pharmacien communautaire, l’homme d’affaires, le présentateur du journal télévisé, le travailleur humanitaire, la popstar, l’enseignant, le coiffeur, le chauffeur de taxi… tout le monde. Chacun d’entre nous qui « va de l’avant ». Nous avons tous un rôle à jouer. Nous pouvons tous participer à l’édification d’un meilleur pays pour tous. Sur ce, je présente l’appel à l’action suivant, à la société, au Liban :
– À mes collègues, membres des organisations de personnes handicapées, aux travailleurs, aux prestataires de services et aux acteurs en faveur des droits des personnes handicapées : apprenons les uns des autres. Sortons du conflit exagéré entre les militants pour les droits des personnes handicapées et les prestataires des services aux personnes handicapées. Libérons-nous de l’ordre confessionnel et sectaire soutenu par notre élite politique. Misons sur l’expertise que certaines de nos institutions de soins ont acquise au fil des ans et potentialisons sur le transfert de connaissances vers les milieux et les secteurs communautaires traditionnels.
– À mes collègues militants et auto-défenseurs du mouvement des personnes handicapées : soutenons les perturbations à l’encontre du système politique. Même si le fait de plaider en faveur d’une réforme politique dans un État défaillant mené par des dirigeants corrompus et incompétents semble être autant une cause perdue que le fait d’attendre que les cactus fassent pousser des pommes, n’arrêtons pas d’essayer. Maintenons la mobilisation stratégique là où elle est nécessaire. Favorisons les nuisances à petite échelle et les coups de coude constants portés au système, suffisamment pour déranger, gêner et provoquer une réaction. Et, lorsqu’une fenêtre d’opportunité se présente, soyons prêts, dans la solidarité et les revendications unifiées, à attaquer de toutes nos forces et à œuvrer pour la réforme de la politique du handicap qui est si nécessaire au Liban.
– À mes collègues des organisations de la société civile, des ONG internationales et des agences onusiennes : travaillons ensemble. Nous n’avons pas besoin que vous soyez des exécutants ou des coordinateurs. Nous avons besoin que vous soyez des alliés. Nous voulons vous voir intégrer l’inclusion des personnes handicapées dans vos pratiques, dans vos programmes, dans votre main-d’œuvre et dans vos activités quotidiennes. Nous voulons voir des indicateurs organisés par handicap dans vos cadres logiques, des outils de suivi et d’évaluation accessibles dans vos procédures et des opportunités d’emploi pour les jeunes handicapés dans vos bureaux.
– Aux donateurs et bailleurs de fonds internationaux : investissons ensemble. Utilisons stratégiquement l’argent des donateurs qui afflue dans le pays tout au long de ses multiples crises. Aidez-nous à orienter le financement de manière à placer l’inclusion au cœur – et non en marge – du développement, de la réforme et de la reconstruction de Beyrouth. C’est l’occasion ou jamais d’affecter des fonds non seulement à une meilleure reconstruction, mais à une reconstruction plus inclusive et plus équitable.
– À mes concitoyens, manifestants, révolutionnaires et réformistes : unissons nos efforts pour une action politique universelle. Élevons la voix pour une cause commune : pour les droits de l’homme, pour la responsabilité et un meilleur pays pour tous.
– À mes collègues journalistes, porte-paroles de médias et influenceurs : disons la vérité. Arrêtons de dramatiser le handicap, abstenons-nous de romancer, de symboliser et de manipuler les expériences vécues par des personnes en faveur de scoops médiatiques bon marché. Au lieu de fabriquer une pitié dénuée de sens en exagérant la souffrance et en paternalisant les soutiens, mettons l’accent sur les barrières sociétales qui doivent être supprimées et sur le changement qui doit être opéré au sein des communautés et de la société.
– Enfin, à mes amis membres des collectivités, à la société civile, aux acteurs religieux et aux habitants du Liban : adoptons l’inclusion. Normalisons la diversité et les différences. Laissons tomber les discours de charité et adoptons un langage de droits. Laissons tomber les « harams », les fausses sympathies, les louanges exagérées et les traitements spéciaux d’exclusion. Les personnes handicapées ne sont pas des héros. Ce ne sont pas des saints. Ce sont des citoyens, avec des droits. Rejoignons tous la lutte pour l’équité et l’inclusion. Ensemble.
*Grace Khawam est chercheuse, professionnelle de santé publique et militante pour le handicap.
Références
1. Bank], T.W. US$246 Million to Support Poor and Vulnerable Lebanese Households and Build-Up the Social Safety Net Delivery System. January 2021; Available from: https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2021/01/12/us246-million-to-support-poor-and-vulnerable-lebanese-households-and-build-up-the-social-safety-net-delivery-system.
2. Ghsain, N., Bodies Not Their Own: The Neglected Victims of Beirut’s Port Explosion, in The Legal Agenda. 2021.
3. Combaz, E., Situation of persons with disabilities in Lebanon, K.D. Report, Editor. 2018.
4. Thomas, C., Medical sociology and disability theory, in New directions in the sociology of chronic and disabling conditions. 2010, Springer. p. 37-56.
5. (UN), U.N., United Nations Convention and Optional Protocol on the Rights of Persons with Disabilities (UNCRPD). International Legal Materials 2006. 46(3): p. 443-466.