Certains d’entre nous travaillent dans le secteur privé. Nos spécialisations sont diverses : journalisme, médecine, éducation, recherche. Nous sommes des individus ordinaires, comme le reste de la société : il y a ceux qui réussissent et ceux qui échouent ; il y a les héros, les paresseux ; nous nous marions, nous divorçons, nous tombons amoureux, nous pratiquons des sports…
L’indice de progrès des nations se mesure à l’application de la justice sociale qui assure les droits de tous les membres de la société, à tous les niveaux. Malheureusement, ce qui s’est passé au Liban en 2016, durant les élections municipales, était un vrai scandale. Nombreux sont les exemples que l’on peut citer, mais pour moi, le plus important reste la marginalisation des personnes à besoins spéciaux dont le droit constitutionnel d’accès aux lieux de vote a été ignoré, malgré les nombreuses promesses faites par le ministère de l’Intérieur avant chaque échéance. Après les élections municipales de 2016, le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk a reconnu l’échec de son administration à assurer le droit des handicapés à voter avec dignité, et a présenté ses excuses à ce propos. Malgré cela, les mêmes scènes se sont répétées lors des dernières élections législatives (mai 2018), avec la différence que le gouvernement et le ministère de l’Intérieur avaient eu moins d’un an pour les préparatifs logistiques de ce scrutin.
Un mois après les élections législatives, les médias et la population ont cessé de parler des échecs qui ont marqué ce scrutin, notamment la déception des handicapés qui s’est soldée par de nouvelles promesses des responsables concernant les élections prochaines. Le scandale n’a abouti à aucune reddition de comptes, juste des promesses en l’air.
Pourquoi le gouvernement a-t-il échoué à tant de reprises à faciliter le vote des handicapés, des personnes âgées et de tous les autres individus qui éprouvent des difficultés à accéder aux centres de vote ? La responsabilité de cet échec incombe en premier lieu au gouvernement dans son intégralité, et plus particulièrement aux ministères concernés : les Affaires sociales, l’Éducation et l’Intérieur.
À chaque échéance, les administrations officielles butent sur des difficultés qui semblent insurmontables… alors que les solutions sont faciles, durables et ne nécessitent pas toutes ces complications. Assurer ce droit fondamental aux personnes aux besoins spéciaux est conforme à l’introduction de la Constitution libanaise, qui mentionne avec clarté « l’égalité dans les droits et les devoirs entre tous les citoyens sans discrimination ». Et c’est là qu’intervient le rôle du ministère des Affaires sociales après l’adoption de la loi 220/2000 sur les droits des handicapés, dont les dispositions suffisent à assurer la sécurité, la dignité et la qualité de vie de la personne handicapée dans sa société. Le Conseil national pour les affaires des personnes handicapées a été créé pour être la référence de décision dans ce domaine, il est présidé par le ministre et ses membres sont des experts et des représentants des personnes handicapées. Toutefois, la loi n’est toujours pas appliquée comme il le faut, et nécessite des amendements et des éclaircissements sur certains de ses articles. Il s’est également avéré que les services offerts aux personnes porteuses de la carte spéciale des personnes handicapées se heurtent à une bureaucratie compliquée, dans certaines administrations officielles le plus souvent non conformes aux standards internationaux permettant aux handicapés d’accéder à l’autonomie et à l’égalité des chances avec le reste de la société.
Et bien que la loi ait donné au Conseil national pour les affaires des handicapés de nombreuses prérogatives, son action est entravée par les dissensions politiques, d’où le fait que la plupart des décisions restent inappliquées.
De même, le ministère des Affaires sociales ne possède pas de centre spécialisé pour répondre aux interrogations des porteurs de la carte de handicapé et d’autres personnes concernées par la question du handicap. Beaucoup d’entre eux en effet souffrent d’un manque d’informations sur les services disponibles. Après l’adoption de la loi 220/2000, le ministère de l’Éducation aurait dû superviser son application dans les écoles qui doivent toutes, privées et publiques, assurer l’accès aux élèves à besoins spéciaux, afin que ceux-ci ne soient pas isolés dans des établissements spécialisés. Et vu que le ministère de l’Intérieur est la partie responsable de la supervision des élections, il aurait dû, dès la fin du scrutin municipal en 2016, former un comité d’experts chargé de décider de mesures pratiques qui éviteraient aux personnes à besoins spéciaux et aux personnes âgées, soit près de 50,000 sur l’ensemble du territoire, l’humiliation et le danger d’être portés sur les escaliers des bureaux de vote.
Comment est-ce que la question du handicap est-elle devenue saisonnière, après avoir été un centre d’intérêt dans les années 90 et au début du millénaire ? Elle est aujourd’hui quasi-absente des préoccupations des responsables, ce qui a des répercussions négatives sur la vie d’environ 20 % de la population, si l’on compte les handicapés, les personnes âgées et les familles avec des enfants dans des poussettes : tous ceux-là souffrent de l’absence d’une infrastructure qui facilite leurs déplacements et les divers aspects de leur vie quotidienne.
Malgré les preuves et les témoignages sur les abus et les risques auxquels ont été exposées ces personnes durant l’opération électorale, et malgré les protestations face à l’absence de mesures logistiques qui permettraient à tous les individus de voter en toute autonomie et sans l’aide de quiconque, il n’existe à ce jour aucune association ni aucun particulier lésé qui ait tenté de demander des comptes aux ministères concernés ou au gouvernement sur ses droits bafoués. Personne non plus n’effectue un suivi des promesses gouvernementales faites à ce propos.
Je l’avoue, je suis une de ces personnes qui ont négligé cette cause, bien que je subisse moi-même les conséquences d’une polio contractée à l’âge d’un an. J’étais active durant plus de deux ans au sein de l’Association nationale pour les droits des handicapés, et plus tard durant cinq ans dans l’Atelier des ressources arabes. Mais pour mieux concrétiser mes rêves dans le « graphic design », je me suis dirigée vers un emploi dans le secteur privé à Beyrouth, à Khobar (Arabie saoudite), à Doha (Qatar), puis de nouveau au Liban.
De retour au pays, l’intérêt pour cette question s’est ravivé grâce à une photo, celle de la voiture d’un ministre garée à une place réservée aux handicapés. Plus tard, j’ai répertorié de nombreux abus, et les ai partagés sur les réseaux sociaux dans un objectif de sensibilisation contre ces pratiques, la plupart étant des photos de voitures garées dans les places de parking réservées aux personnes à besoins spéciaux, et des bâtiments dépourvus de rampes d’accès. Les internautes se sont montrés extrêmement réactifs, et m’ont envoyé des photos d’abus de 2007 jusqu’à aujourd’hui, qui montrent que la plupart de ceux qui ne respectent pas les panneaux de signalisation relatifs au handicap sont des ministres, des députés, des médecins, des agents de sécurité ou encore des automobilistes en stationnement temporaire, ainsi que des véhicules d’entités diplomatiques, prétextant l’absence de signalisation appropriée. Or tous ces gens devraient être plus sensibilisés que d’autres à l’application des lois. Et quand je me suis portée candidate aux élections municipales de 2016 dans la liste « Beyrouth Madinati », mon objectif premier était d’attirer l’attention sur cette cause oubliée. Le slogan de ma campagne a été « le droit d’accès pour tous ».
Nous avons tous échoué à servir notre cause. Associations et particuliers. Nous autres aux besoins spéciaux, qui évoluons hors du cercle des associations, avons abandonné notre cause. Nous luttons sur un plan personnel pour assurer un environnement propice à notre autonomie, négligeant nos pairs. Cela ne suffit plus. Nous sommes tous concernés. Il faut se solidariser pour imposer l’application des lois et empêcher que nos droits continuent d’être bafoués, en premier lieu dans les administrations publiques. En effet, le chômage frappe la majorité des handicapés, c’est le taux le plus élevé parmi toutes les catégories de la population. La plupart d’entre eux ne bénéficient pas d’une couverture médicale, ou leur carte de handicapé n’est pas acceptée dans les établissements médicaux, ou encore ne couvre que les cas d’hospitalisation. Nous avons droit à des services d’une part, mais nous nous heurtons à une bureaucratie très lourde d’autre part, sans compter que nos interrogations restent le plus souvent sans réponse. Ce sont des détails qui paraîtraient futiles à certains, mais qui comptent beaucoup pour nous. De petits détails qui transforment notre vie en enfer.
Il est temps de nous rassembler pour mettre en place un plan global qui transpose la question du handicap au vingt-et-unième siècle, suivant nos critères propres, et les conditions qui mèneront à des solutions qui nous conviennent. Nous sommes des citoyens avant tout, nous sommes productifs, nous payons des impôts et nous contribuons à l’économie nationale, nous ne sommes un fardeau pour personne. Et, surtout, les secteurs public et privé peuvent profiter des compétences que possèdent beaucoup de personnes handicapées.