Les barazek, ou la nostalgie du bon vieux temps

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Posté sur août 02 2018 7 minutes de lecture
Les barazek, ou la nostalgie du bon vieux temps
© Illustration by graphic designer Mona Abi Wardé
Dans le roman de Zorba figure un passage sur les fraises. Il raconte qu’enfant, il en raffolait. Il en a tellement mangé, qu’il a eu une indigestion et a tout rendu. Il raconte aussi qu’il a essayé de faire la même chose avec les femmes, mais il a échoué. Cela pour ce qui a trait à Zorba. Durant mon enfance, j’ai pratiquement fait la même chose, mais pas avec les fraises.
Je me rappelle qu’à chaque fois que quelqu’un me demandait « qu’est-ce que je te ramène ? », je répondais, sans hésitation, des barazek (galettes sucrées). Peut-être que la majorité des enfants du quartier en étaient friands  autant que nous. L’une de nos plus belles joies était de voir mon père rentrer du marché emportant avec lui une boîte de barazek. Pour notre chance, il était d’usage d’offrir des pâtisseries lors des visites familiales, notamment des barazek. Peut-être parce que leur prix était abordable comparé à d’autres genres de pâtisseries et qu’ils étaient disposés dans une boîte en plastique ronde qu’on pouvait enrouler d’un ruban rouge et offrir. Alors, nous sautillions autour de la boîte comme des petits lapins et nous retirions, l’une après l’autre, les galettes couvertes de sésame. Parfois, nous invitions les enfants des voisins à ce festin. Nous leur chuchotions alors : « Vous voulez venir chez nous ? Nous avons des barazek. »
À l’époque, nous les appelions barazi. Nous n’avons découvert leur vrai nom que lorsqu’on les as vus sur l’étagère d’une pâtisserie. Cela a marqué un tournant dans la passion que nous portions aux barazek. À partir de ce moment, ils sont devenus un plat officiel frappé, à la fin du mot, par ce « k » lourd, bien qu’il ne soit pas fortement prononcé. Depuis, nous nous faufilions la nuit, pour voler deux galettes de la boîte imposante de barazek, puis repartions dormir.
En fait, contrairement à Zorba, nous ne les avions jamais rejetés, bien que nous en mangions des tonnes. Souvent, je me dis que si nous collions les galettes que nous avons mangées l’une à l’autre, elles auraient formé une route allant de notre village jusqu’à Beyrouth.
Les fêtes et les rencontres familiales étaient toujours marquées par ces boîtes de barazek qu’on échangeait entre les familles, qui sont bien rangées sur les tables, ou disposées dans cette assiette que ma tante maternelle regarnissait à chaque fois qu’un visiteur arrivait ou partait.
Peut-être que ces petits biscuits fins et croustillants à l’odeur forte et à la pâte pétrie avec des éclats de pistaches constituaient l’un des symboles communs entre nos parents de Syrie et de Beyrouth. Plus encore, à peine j’en prononce le nom que j’en sens les effluves et que l’image de son étalage dans les maisons à toutes les occasions me revient à l’esprit.
On peut s’étendre sur l’odeur des barazek. Bien sûr, dans le passé elle était plus intense qu’elle ne l’est aujourd’hui. En fait, à peine introduisait-on une boîte dans la maison que son odeur se répandait jusqu’aux chambres à coucher. Comme les visiteurs venaient souvent en soirée, nous nous réveillions le matin avec l’odeur des barazek. Nous trouvions alors la boîte bien rangée sur la longue commode en bois entre les bibelots et les assiettes en porcelaine.
Les boulangeries se répandaient dans les quartiers anciens et modernes. Il en émanait l’odeur du pain cuit avec de la margarine ou du beurre et des épices. Mais l’odeur des barazek était unique. Il suffisait de se mettre au coin de la rue pour en sentir les effluves de tous les côtés. Dans chaque boulangerie, on trouvait au moins trois jeunes artisans qui se relayaient pour pétrir la semoule, la farine, le beurre, la vanille et la levure, puis étaler la pâte en formant de petits cercles qu’ils trempaient dans du sésame grillé avec du sirop de sucre, puis dans la pistache pulvérisée.
Tout pâtissier sait que plus la pâte est fine, plus elle est croustillante et bonne. Il faut un certain savoir-faire pour fabriquer des barazek notamment pour couvrir de sésame la surface entière de ces petits cercles. Je me rappelle que ma mère a essayé d’en préparer à la maison, mais sa tentative a été un fiasco, en comparaison avec les barazek du marché. Son expérience a d’ailleurs été accueillie par les mines renfrognées de ses enfants : « Maman, n’en refais plus. On en achète ». Même ma grand-mère, originaire du Liban, qui insistait à cuisiner tout elle-même, n’avait pas d’inconvénients à ce que mon oncle maternel lui achetait des barazek tout faits. Elle acceptait de les disposer fièrement aux côtés des galettes au lait et du maamoul (pâtisserie fourrées de pistaches, d’amandes, de noix ou de dattes) de la fête.
Pendant longtemps, la phrase « ramenez-nous des barazek » concluait toutes nos conversations téléphoniques avec nos parents au Liban. Jusqu’à présent, j’entends au Liban cette phrase sarcastique lancée à l’égard de quelqu’un qui visite fréquemment la Syrie : « C’est sûr qu’il s’y rend pour ramener des barazek », puisqu’il s’agit du cadeau le plus cher qu’on ne trouvait pas au Liban. C’est une industrie typique des Damascènes. Même dans les autres mohafazats syriens, les barazek n’avaient pas le même goût que ceux préparés à Damas. C’est probablement la raison pour laquelle les pièces damascènes étaient légèrement plus grandes, une façon de les faire durer plus longtemps. Au fil du temps, les barazek ont franchi la frontière libano-syrienne, notamment après la guerre. Le secret de leur fabrication était détenu par de nombreuses personnes qui se déplaçaient, à cette époque, entre la Syrie et le Liban. Les barazek se sont alors répandus à Beyrouth, puis à Tripoli, la campagne et le littoral, avant d’être largement disponibles dans les pâtisseries et les boulangeries.
Il n’est pas étrange dans notre pays, que les gens soient affectivement attachés à un genre de pâtisserie. Peut-être parce que nous sommes un peuple trop émotif, qui s’attache beaucoup aux souvenirs. Peut-être aussi, qu’en raison des guerres et des crises, d’aucuns se réfugient dans les souvenirs qu’ils ont de l’époque de la prospérité, des réunions familiales et des fêtes. De ces jours heureux, lorsque petits, nous courions entre la poterie et le foin dans les greniers d’où émane l’odeur du blé et des épices et que nous restions debout désorientés devant les différentes variétés de pâtisseries. Il n’est pas étrange non plus que l’un de nous porte une galette de barazek dans la main et qu’il passe une heure à partager des souvenirs et des impressions, et à se réfugier le temps de quelques minutes dans les réminiscences et la nostalgie.
Aujourd’hui, les pâtisseries se trouvent à chaque coin de rue, une industrie héritée de père en fils. La préparation des barazek n’est pas un secret. La recette se trouve sur les pages de la toile, celle des barazek damascènes, aleppins et même celle des barazek de Jérusalem qui ressemblent davantage à un pain. Ils font d’ailleurs partie du patrimoine et de la mémoire des habitants de cette ville. Le secret réside toutefois dans l’agilité de celui qui les prépare et sa droiture dans la manipulation de la pâte, comme dans la durée de la cuisson, la couleur donnée aux galettes et aux grains de sésame blonds, sans oublier le croustillant et la teneur en sucre.
Le Liban et la Syrie partagent de nombreux détails, avec en tête de liste les barazek, ces boîtes en plastique qui traversaient la frontière pour ne plus y revenir et qui étaient fortement présentes à chaque occasion, réunion et cérémonie. Je garde le souvenir de la table en bois au verre fin, dont l’étagère du bas était ornée par les différentes pièces de monnaie joliment disposées par ma grand-mère. Sur la table, étaient placées les différentes assiettes de pâtisseries. Celle des barazek se vidait en premier.

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