Au nombre des dispositions considérées comme le tremplin pour la reconstruction de l’État figure la « consolidation de l’unité nationale ». Presque deux décennies plus tard, les institutions officielles et l’élite nationale ont échoué à nourrir un sentiment d’appartenance sociétale à une nation. On dit que les Libanais retournent à leurs identités primordiales, dans la mesure où les communautés religieuses agissent comme intermédiaires entre l’État et la société. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Il y a certains domaines – comme le sport qui peut constituer un moyen vital pour exprimer et redéfinir les identités et les objectifs – où les Libanais ont tendance à imaginer une nation rebelle au milieu du soi-disant effondrement ou désintégration de l’État et un sentiment d’identification et d’appartenance nationale ébranlé. Tel a été le cas lorsque les Libanais ont failli se qualifier à la Coupe du monde du Brésil en 2014.
Football, nationalisme et sectarisme
On ne peut pas considérer le sport comme un simple domaine isolé d’amusement, de divertissement et de distraction. Il peut aussi servir à explorer des questions relatives au nationalisme et à l’édification de la nation-État. Il est aussi directement impliqué dans les projets d’édification de l’État.
La littérature abondante sur le sport au Liban montre que la majorité des clubs sont dotés d’une identité sectaire, ou du moins, sont identifiés suivant leur affiliation sectaire. Dans ce contexte, le football dans le Liban d’après-guerre a servi d’outil pour renouveler et dupliquer les dynamiques du système politique sectaire dans le pays. Par conséquent, la politique du sport a directement contribué à la désintégration nationale et au manque d’unité nationale.
Mais le sport ne doit pas strictement prendre en considération la politique, ou la façon dont les clubs sont gérés et les fédérations dirigées. Il doit aussi se pencher sur la manière dont le citoyen lambda réagit avec les victoires nationales et contribue du bas de la pyramide où il se trouve à imaginer un Liban uni et défiant.
Le Liban : une nation forte et battante
Avec le coup d’envoi des tours de qualification de la Coupe du monde 2014, l’équipe libanaise était, pour de nombreuses personnes, un cas désespéré. Cela était dû en partie à l’absence d’une infrastructure suffisante et d’une Fédération puissante et fonctionnelle, ainsi qu’au manque de soutien populaire, puisqu’il était interdit d’assister aux matches par peur des incidents sectaires, d’autant que la Fédération de football était hautement politisée. Toutefois, l’équipe libanaise a amélioré ses performances au fil des jours, marquant des victoires contre les plus fortes équipes en Asie, y compris la Corée du Sud, l’Iran et le Koweït. Comme l’équipe commençait à gagner, elle a acquis l’attention de l’opinion publique, la détournant de l’ambiance qui prévalait dans le pays, au nombre desquels figurent le blocage politique et les conflits dans les rues. La victoire de l’équipe nationale contre la Corée du Sud, à titre d’exemple, a été considérée comme le seul événement qui a réuni efficacement les gens dans un Liban divisé, indépendamment de leurs milieux confessionnels. Comme les victoires se succédaient, un Liban battant pouvait être imaginé.
Au tour final et décisif des qualifications de la Coupe du monde de la FIFA, le Liban jouait dans le groupe A qui incluait l’Ouzbékistan, la Corée du Sud et d’une manière plus significative le Qatar et l’Iran. Ces deux derniers pays sont connus pour avoir des intérêts directs sur la scène politique libanaise. Le fait de jouer contre ces deux équipes a permis au citoyen libanais lambda de se sentir libéré de leur influence.
Ces matches sont devenus l’expression d’une « nation imaginée », qui peut être forte, défendre ses droits et jouer contre d’autres pays puissants au lieu de se plier à leurs lois. Lors du match contre le Qatar, un Libanais a porté un grand ballon en forme de banane (mawza en arabe) afin de ridiculiser la femme de l’émir Qatari, cheikha Moza. En d’autres termes, le football apporte un sens de connexité à travers lequel les Libanais s’affirment sur un plan régional. La ferveur nationale et le patriotisme étaient tout aussi palpables durant le match du Liban contre l’Iran.
Un autre bon exemple reste celui de la nuit qui a suivi, à Beyrouth, la victoire du Liban contre l’Iran. Un journaliste sportif a récité à la télévision le poème suivant à la gloire du Liban :
Nous rentrons déterminés… infatigables
Tel un phénix, nous retournons de sous les
Décombres, de sous les débris…
Les héros du Cèdre
Rentrent le jour de la victoire, le jour de la gloire.
En effet, le pays qui utilise souvent les bougies pour éclairer
A vaincu l’Iran où le secteur de l’énergie est à son apogée
Il a vaincu ses réacteurs nucléaires
Le pays dont les fils aspirent à la lumière d’une lampe
Est devenu champion, au détriment de l’Iran
Et dans deux ans, vous pourriez le voir au pays de la samba
Dans ce poème, le Liban paraît fier (nous rentrons déterminés, infatigables), malgré ses ressources limitées (de sous les décombres, de sous les débris) qui affectent la vie quotidienne du peuple libanais (qui utilise souvent les bougies pour s’éclairer). Ce qui est encore plus important, c’est que le caractère battant du Liban a émergé face à un Iran puissant (dont le secteur de l’énergie est à son apogée), qui a joué un rôle important dans la politique libanaise, notamment avec son appui inconditionnel au Hezbollah. Le poème se conclut sur une note d’espoir, souhaitant de voir le Liban jouer au pays de la samba, c’est-à-dire le Brésil, où la Coupe du monde 2014 a été organisée. Ce vers fait aussi écho à un mythe relatif à l’image du marchand libanais astucieux qu’on rencontre aux quatre coins de la planète. Le mythe avait promis qu’une fois qualifié, le Liban jouera sur son propre sol, c’est-à-dire le sol brésilien, comme il est signalé dans le poème. En fait, la plus grande et la plus vieille communauté libanaise de l’étranger se trouve au Brésil. De ce fait, le soutien à l’équipe nationale sera apporté par le peuple libanais du Liban et de la diaspora.
Cette expérience en fait ne suggère pas que le sectarisme n’est pas important au Liban. Il s’agit plutôt d’une importante leçon pour les chercheurs, les observateurs et les journalistes pour mettre l’accent sur les différents secteurs dans lesquels le peuple libanais peut rendre la variante sectaire fade, futile et anachronique.
(1) Cet article est le résumé d’un article plus long de l’auteur, qui peut être consulté à l’adresse : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19436149.2018.1485301