Mais cette réalité n’est plus de règle. À l’ère post-nano-technologique, à l’ère des moyens de communication sociale, de la sensibilisation au numérique et de l’exaltation de l'individu sur le groupe, les habitudes ont changé, même si les traditions et les coutumes héritées vous encouragent à avoir deux enfants au moins, en particulier dans les sociétés arabes, et plus spécialement parmi les réfugiés syriens qui ont atteint en nombre au Liban environ 1,3 million, selon la direction générale de la Sûreté générale
La reproduction est une loi naturelle, la perpétuation de l’espèce en dépend. C’est l'espoir de tout couple et son droit. Toutefois, cette perpétuation de la vie est mise au défi et l’espoir s’estompe dès les premiers cris d’un nouveau-né qui se présente dans un pays étranger où il n’a ni foyer, ni patrie pour le protéger, et dont les parents vivent en-dessous du seuil de pauvreté, privés de protection sociale et sanitaire, sans système de protection internationale, exposés à des complications légales inouïes pour obtenir un passeport, enregistrer un mariage ou une nouvelle naissance…
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le réfugié syrien est « une espèce de colon », qu’il se sent à l'aise et souhaite rester au Liban pour le restant de ses jours, ce dernier est bien conscient que ce n'est pas là son destin, et qu’il est forcé de vivre dans ces conditions difficiles pour l’unique raison qu’il a revendiqué sa liberté, et qu’il a reçu en retour violence, mort et faim.
Il sait très bien, ce réfugié, que le Liban est une station d’attente, parfois de longue durée. Partant, un nombre non négligeable de réfugiés syriens refusent d'avoir plus d'enfants qu’ils n’en ont, afin que la joie des naissances ne tourne pas au deuil et que des « anges » dont ce n’est pas la faute s’ils sont nés en exil, sans écoles et sans avenir professionnel, n’aient pas à payer les pots cassés.
Amina, Fatima et Manar sont trois exemples de ce type de femmes dont les médias libanais ne parlent pas : elles ont refusé de manger le raisin et de laisser les dents de leurs enfants en souffrir, en naissant dans un pays qui est une station d’attente dont nul ne sait quand le train arrivera à quai.
Quand Amina (25 ans) parvint au Liban venant de la province de Damas avec son mari Ahmed et sa belle-mère, en 2011, elle était nouvellement mariée. Enceinte, elle se tordait de douleur entre les barrages militaires et sous les bombes, pour survivre et sauver son enfant. Son premier accouchement fut une amère expérience, et sa fille la petite Salam, serait morte dans son ventre, victime de la pauvreté et de la misère, n’étaient des bénévoles du camp de Chatila où elle logeait. Sa fille naquit dans l'hôpital pour réfugiés de Bourj Brajneh relevant de l'Unrwa, les hôpitaux de Beyrouth ayant refusé de l’accueillir pour manque de liquidités.
« J'ai essayé de me suicider plus d'une fois pour échapper à mon angoisse mentale et physique, et pour sauver mon enfant de la vie de misère qui l'attendait. Mais j’ai tenu bon, j'ai fait des ménages et enduré les insultes conjuguées des gens et de mon mari », explique Amina. Et d’ajouter : « Nous avons beaucoup souffert avant que mon mari ne trouve du travail, nous mangions et buvions ce que des gens de bien nous apportaient, et dormions parfois tenaillés par la faim ».
« Quand Ahmed trouva enfin un travail, nous vécûmes avec un salaire de 200.000 livres. Mais, au bout d'un moment, les propriétaires de l'immeuble, en colère, nous expulsèrent. Nous sommes retournés alors chez des parents à Chatila jusqu'à ce que mon mari trouve un deuxième emploi. Je tombai alors enceinte de mon deuxième enfant ! ».
Amina et sa famille durent ensuite se transporter au camp de Delhamiyé, dans la Békaa. Elle s’y trouva un travail dans une association qui distribuait de la nourriture et des vêtements aux nouveaux réfugiés. « Dans cette association, je rencontrai une femme qui s’attardait avec nous, une fois terminé le rangement des vêtements et des aliments, et nous éclairait sur des questions auxquelles nous n’avions pas songé ».
Cette femme transforma la vie d'Amina, qui décida de prendre des pilules contraceptives, histoire de ne plus avoir d’enfants tant qu’elle n’avait pas les rentrées suffisantes pour les inscrire à l'école, maintenant que son mari était à nouveau sans travail et qu’elle était le seul gagne-pain de la famille.
Ahmed était un homme irritable, à en croire Amina, qui gardait souvenir des morsures de sa ceinture sur sa peau, et des insultes dont il l’abreuvait publiquement. Un an s’écoula après la naissance de Mohammed sans que sa mère ne tombe enceinte. Sa belle-mère et sa mère la tinrent pour malade et s’avisèrent de consulter une sage-femme, tandis que des scrupules sur sa virilité envahirent Ahmed. Ce dernier finit par faire avouer à sa femme qu’elle prenait des contraceptifs. Ses coups la firent saigner du nez. Mais Amina refusa d'avoir un troisième enfant « pour ne pas les jeter dans la rue à mendier et se faire molester par le premier venu ». Mais Ahmed et sa mère ne lui laissèrent pas d’autre choix : c’était de nouveaux enfants ou le divorce !
Indécise et triste, Amina ne se résolut toujours pas à avoir d’enfants qui seraient non scolarisés, sans sécurité alimentaire ou vestimentaire, sans chauffage ; ni à leur faire courir le risque de mourir de froid « comme cela était arrivé avec d’autres, dans cette Békaa glaciale ».
Mais deux ans de viol conjugal plus tard, son cher mari la força à quitter son travail et retira ses enfants de l’école. « Je n'ai pas été à l’école, ce qui ne m’a pas empêché d’être un homme considérable ; je rentre en Syrie. J’y serai cultivateur, et je leur apprendrai à tirer leur subsistance de la terre », fut sa décision finale, après bien des épreuves et des coups infligés à sa femme. Mais, sur intervention de proches et des frères d’Amina, Ahmad consentit à lui laisser sa fille Salam, et à rentrer en Syrie avec seulement sa mère et son fils. Là, il se remarierait avec une femme qui lui donnerait plus d’enfants. « C’est ainsi que j'ai payé deux fois ma décision de ne plus avoir d’enfants, la première fois en divorçant, et la seconde en perdant mon fils », dit aujourd’hui Amina, les larmes aux yeux.
À l’exemple de ce qui s’est produit avec Amina, une société fermée n’offre aux femmes que la soumission, ou la révolte qui leur permet de maîtriser leur vie. Prenez Fatima (35 ans) qui, apprenant qu’elle est enceinte de son quatrième enfant, s’est mise à porter de lourdes bonbonnes de gaz pour provoquer une fausse couche, en accord avec son mari, Houssam, qui enseignait la peinture en Syrie avant de se rebeller contre le Baas, d’être arrêté et de passer clandestinement au Liban. « Dieu nous a donné trois enfants et une tête pour réfléchir », déclare Fatima, qui travaillait comme vendeuse chez un marchand de tissus d’Alep, avant de finir au chômage au Liban. « Enregistrer officiellement notre enfant dépasse nos possibilités financières, pour ne rien dire du lait, des aliments et des écolages », réfléchit son mari, avant d’ajouter : « Dieu pardonnera, il sait ce que nous vivons. Nous n’avons même pas de quoi garantir une semaine de vie à cet enfant qui vient ! Apatride et sans passeport, quelle vie cruelle et injuste va-t-on lui imposer, que nos parents nous ont légués et que nous avons transmis à nos 3 enfants ! ».
Mariée depuis deux ans, Manar (19 ans), a pour sa part posé comme condition qu’elle n’aurait pas d’enfants tant qu’elle ne serait pas de retour chez elle, à Homs. Réfugiée au Liban alors qu’elle était encore enfant, elle y est arrivée bourrée de souvenirs morbides, son frère ayant été tué sous ses yeux par des éléments armés inconnus. Depuis, elle ne dort plus bien. Aujourd’hui, cette belle fille qui a terminé ses études dans une école publique à Saïda où elle vit avec sa mère, son père et ses jeunes sœurs, sait ce qu’elle veut. « Je me suis mariée pour accomplir mon devoir religieux, mais la religion nous commande de bien peser les choses, et j'ai beaucoup de projets aujourd'hui. D’abord, obtenir mon diplôme universitaire en psychologie ; ensuite rentrer chez moi pour que mes enfants grandissent dans un foyer à eux où ils auront le droit de jouer, de dormir tranquillement au chaud, alors qu'ici je n’ai même pas de quoi louer une maison, et que je vis avec neuf autres personnes dans le petit appartement de mes beaux-parents ».
Son mari, Rami, qui est réparateur électricien, approuve son plan, déclarant qu'il ne veut pas que ses enfants naissent dans le noir comme des bâtards. « Nous rentrerons bientôt en Syrie et nous y referons notre vie loin de tout humiliation. Je ne pense pas que la guerre durera beaucoup plus longtemps », fait-il valoir. « Mon fils naîtra libre, ou il ne naîtra pas », conclut Manar.