Je suis arrivée au Liban en pleine période de ce qu’on appelait le mouvement de la société civile. Un jour, un de mes amis militant m’a proposé de participer à une des manifestations. Je souhaitais le faire, mais j’ai hésité au début. J’ai commencé par me rappeler les débuts de la révolution syrienne lorsque certaines personnes disaient que les Palestiniens résidents en Syrie n’avaient pas le droit de participer aux rassemblements, car ils ne sont pas Syriens. A mon avis, c’était odieux de dire cela car qui d’autre a plus le droit de manifester que les résidents d’un pays ?
J’ai donc demandé à mes amis si ma participation était acceptable et ils m’ont répondu sans hésitation : « Bien sûr. Vous avez ce droit, puisque vous vivez ici ». A ce moment, j’étais convaincue que Beyrouth était la plus belle ville du monde et je m’interrogeais de savoir qui étaient ceux qui disaient que le peuple libanais est raciste ?
J’ai participé à la manifestation pour deux raisons : d’abord parce que je me sentais concernée par cette cause et ensuite pour voir une « manifestation normale », c’est-à-dire sans violence et pour être plus précise, sans balles réelles tirées sur les manifestants.
Je suis donc arrivée au lieu de la manif, dans le centre-ville de Beyrouth. J’ai été stupéfaite de voir les jeunes, garçons et filles, le visage badigeonné aux couleurs du drapeau libanais, vêtus de shorts et de mini-jupes. J’en ai eu les larmes aux yeux. Bien entendu, ce n’était pas les vêtements des manifestants qui m’interpellaient, mais personnellement je considérais que les habits adéquats pour participer à une manifestation devraient être larges et pratiques pour permettre de courir vite et de ne pas être altérés si on devait se retrouver à terre.
A ce moment, je me suis dit que oui, je veux rester dans cette ville.
Quelques mois plus tard, je me baladais dans un centre commercial. Alors qu’un pantalon m’avait plu et que je cherchais un modèle à ma taille, une vendeuse s’est approchée de moi : « Puis-je vous aider Madame, m’a-t-elle demandé ? J’ai répondu : Oui s’il vous plaît, pouvez-vous me donner ma taille de cette pièce et de telle autre ? La vendeuse répliqua aussitôt : « Ah vous n’aviez pourtant pas l’air d’être Syrienne ! » Ce qui m’a poussé à lui répondre : « Et de quoi ont donc l’air les Syriennes ? ».
Il y a eu ensuite un silence lourd, suivi de tentatives bizarres de la part de la vendeuse de se justifier. Mais je n’ai pas voulu l’entendre. La seule chose qui m’est revenue à l’esprit, c’est une leçon d’histoire qui disait : le Grand Liban a été proclamé en 1920 et la République libanaise est née en 1926. Donc, selon la théorie de l’évolution, il ne s’est pas passé suffisamment de temps pour que l’homme syrien devienne trop différent de l’homme libanais.
Je suis sortie de la boutique très énervée. Je suis montée dans ma voiture et suis allée à Hamra. Comme je ne connaissais pas bien les routes, je me suis arrêtée à un feu, me demandant s’il est possible de prendre cette ruelle ou s’il s’agit d’un sens interdit. Pendant ce moment d’hésitation, une femme qui traversait s’est arrêtée devant moi et m’a lancé : « Regarde devant toi, imbécile ! ». Puis elle s’est arrêtée devant ma fenêtre et a hurlé : « Rentre dans ton pays ! ». Je suis restée sans voix. Puis, je me suis rappelée que je conduisais la voiture de mon père qui avait une plaque d’immatriculation syrienne. En voyant Damas sur la plaque d’immatriculation, la femme a donc immédiatement su que j’étais « une imbécile ».
Le racisme à l’envers
- Hé, d’où venez-vous et d’où vient cet accent ?
- Je viens de Syrie.
- Pas possible ! J’aime beaucoup les Syriens, ce sont les meilleurs gens !
En mon for intérieur, j’ai pensé que je connais des Syriens qui sont insupportables !
Le racisme au quotidien
J’étais assise dans un bar et pendant que je parlais à un homme parmi les présents, il a décelé mon accent – qui est très perceptible – et a compris que je venais de Syrie. Il s’est alors approché de moi, m’a regardé dans les yeux et m’a lancé : « Chlonik ? Je sais bien parler syrien mou ? ». Il s’attendait à me voir éclater de rire, alors que je me disais : mais pourquoi crie-t-il comme cela ? Je me disais aussi à l’intérieur de moi-même : « Écoute-moi bien, est-ce que je parle comme cela ? Et si je ne le fais pas, pourquoi le fais-tu alors ? C’est quoi ces cris ? ».
Je me suis dit aussi : « Il n’y a rien qui s’appelle "accent syrien". La Syrie est un grand pays et chaque région possède l’accent qui lui est propre. Ce que tu as fait est une tentative malheureuse d’imiter l’accent damascène... ».
Souvent, j’entends des clichés du genre : « Les Syriens ont détruit le Liban. Ils ont pris nos emplois, notre électricité, notre eau, etc. Et puis soudain, celui qui tient de tels propos se souvient que je suis Syrienne. Il me regarde alors et me lance, dans un souci de me faire un compliment : « Mais vous, vous n’êtes pas comme eux. Vous ne leur ressemblez pas ! ». Cette phrase me met en colère, tant elle me paraît stupide. Je réponds : « A qui je ne ressemble pas ? Mais je suis eux. De qui parles-tu donc ? ».
Après plusieurs mois vient le moment fatidique. Nous avions décidé mes amies et moi de passer une journée au bord de la piscine à Broumana, chez une de nos amies. Nous n’avions toutefois pas prévu tout ce bruit autour de nous, venu d’un chantier en face de la maison. Vers la fin de la journée, l’une d’entre nous décide de se baigner nue. Une autre amie me dit, en regardant vers l’immeuble en construction : « Cela fera plaisir aux Syriens ! ». Au début je n’ai pas compris l’allusion et je me suis demandée comment elle pouvait savoir que les habitants de l’immeuble sont Syriens puisqu’il n’est pas encore achevé. Puis cela a fait tilt dans mon esprit. Je lui ai rétorqué : « Tu veux dire les ouvriers ? ». J’ai alors vu dans son regard comme un sentiment de honte et de peur, comme si elle était elle-même surprise par ce qu’elle avait dit et par cet amalgame entre la nationalité et le travail. Je ne comprends pas comment on peut en arriver là. En Syrie, il y a des médecins, des avocats et des ouvriers. Pour nous Syriens, l’ouvrier est un ouvrier, ce n’est pas un Syrien !
Mais c’est un peu plus tard que je devais avoir le choc de ma vie.
Nous étions au domicile d’un ami. Une copine me demande : « As-tu vu le documentaire sur la guerre civile libanaise ? ». J’ai répondu par la négative et elle m’a alors dit : « Tu devrais le voir. Tu comprendrais alors la raison politique du racisme des Libanais à l’égard des Syriens ». « Je la connais déjà », lui ai-je répondu. « Ah bon ?, rétorque-t-elle. Moi, je ne la connaissais pas. Je croyais que ce racisme était dû au fait que les Syriens sont bronzés et moches ». Je n’ai pas pu m’empêcher de lui lancer : « Et vous alors, vous vous sentez plus clairs sans doute ? ». Elle était visiblement embarrassée et s’est confondue en excuses. Je me suis ensuite demandé au fond de moi-même ce que signifiait le mot « bronzé » : sale, brun, peau sombre ou autre chose ?
Naturellement, tout ce qui précède est inacceptable. Mon amie a poursuivi ses explications. Je les connaissais d’avance, mais ce jour-là, mon problème était dans l’usage abusif des mots.
Une amie de ses parents qui suivait notre conversation intervint alors : « Non, le Syrien, on ne peut pas l’identifier d’après son apparence ».
Je tiens à faire remarquer que déjà le terme « le Syrien » donne l’impression qu’il appartient à une race différente. Comme si on entendait une émission de la chaîne National Geographic, nous expliquer les ours Pandas.
L’amie des parents poursuit son exposé en disant : « Le Syrien est reconnaissable à son odeur ». Je réponds aussitôt presque en criant : « A son odeur ? ». Elle se rend compte alors que ce qu’elle a dit est inacceptable et tente d’arranger les choses : « Oui, c’est normal, à cause sans doute des épices qu’ils utilisent dans leurs plats ».
Observons donc une minute de silence, en signe de deuil pour la mort de la culture politique, sociale, géographique et historique dans la région !
Puis j’ai dit : « De quelles épices parlez-vous ? Nous avons la même cuisine ! ». Puis j’ai tenté d’expliquer un peu l’histoire de la région et la séparation entre le Liban et la Syrie. Mais elle n’a pas voulu écouter ou alors elle n’a pas compris. Et elle a poursuivi sur sa lancée : « Chaque peuple a une odeur particulière. C’est normal ».
A ce moment-là, j’ai perdu les nerfs. Je me suis dit qu’elle doit se taire immédiatement sinon la situation allait dégénérer. J’ai essayé d’expliquer qu’on ne peut pas confondre la nationalité avec d’autres données. J’ai senti aussi qu’elle devait me présenter des excuses. Ce qu’elle a finalement fait, mais à sa manière : « Désolée, la vérité blesse ».
A partir de là, j’ai totalement perdu espoir. Dans un pays où les professions sont distribuées selon les nationalités et où les lois ne permettent aux Syriens que d’être des ouvriers du bâtiment, travaillant dans des circonstances difficiles, sous un soleil de plomb qui rend leur peau bronzée… Il est clair que les Syriens ne pouvaient sentir le Bleu de Chanel.