Je suis las de l’exode. Et de ma souffrance. Et la plus laide, celle de sentir que je suis un intrus. L'invité est, en principe, un gêneur ; combien plus quand il est sans abri, sans argent, sans nourriture, sans médicaments, sans même un livre… et sans un sourire ? Mon séjour ou plutôt notre séjour, s'est mué en cauchemar. Ils nous ont privés de nos vrais noms. J'aime bien nos noms. C'est nous, et sans eux, ce n’est pas nous qui reviendrions. Nous sommes devenus des numéros homologués : personnes déplacées. Cela m’humiliait, me privait de mon humanité. J’avais l’impression d’être devenu une chose, de ne plus être un homme. C’était une sorte d’agression.
Une minorité, pourtant, avait compris et su nous traiter ; nous les tourmentés parmi les tourmentés de cette terre livrée à la violence.
Au pays, c’était la grande famille. Où est mon père aujourd’hui ? Et ma mère ? Où sont mes frères ? Où sont-ils tous passés ? Pourquoi suis-je seul ? Je m’interroge dans le silence entendu de celui qui sait. La guerre, par vagues, les a emportés. Il ne reste plus personne pour m'appeler : Mon fils, mon frère, mon tendre appui. Ces noms et ces mots de tendresse, ne sont plus. Nous sommes désormais nus dans un désert humain. Telle est la malédiction des guerres.
Je rentre dans mon pays, d'abord parce que c'est mon pays. Et nul ne peut me le prendre ou m’en dépouiller. Il est à moi depuis ma naissance, et même depuis celle de mes ancêtres. Et il ira à mes enfants. Mon pays est ma mère, et je reviens dans son giron…
Je suis brisé de désir et de nostalgie. Mon absence forcée m’a fatigué, et les errances dans les allées des camps, à la rencontre de la misère et des miséreux. Chaque jour m’était un Golgotha et une douleur continuelle. Chez nous, je ne pensais jamais à la nourriture. Un peu nous suffisait. Voilà qu’ici, je suis à la recherche de la bouchée, des médicaments, du pain, du livre et des vêtements.
Chez nous, mes rêves compensaient la misère bien réelle. Mon pays, je le rêvais ; je rêvais d’escalader ses montagnes, de dévaler ses pentes, de me dorer au soleil et aux vagues de ses plages. Certes, notre bonheur était petit, mais nos rêves y étaient grands. Des rêves comme ceux de grandir, d’apprendre, d’exceller, d’aimer, d’étreindre et de donner la vie. Des rêves comme ceux de se spécialiser et de devenir ingénieurs, médecins, avocats, enseignants et administrateurs. Certains d'entre nous allant jusqu’à oser créer un tableau, une sculpture, une œuvre musicale, une poésie, un roman ou une pièce de théâtre. Chez nous, et malgré toutes les difficultés du monde, nous étions des êtres normaux, vivant dans des maisons modestes, ordonnées et affectueuses, aux fenêtres ouvertes au soleil et au vent.
Nous étions des créatures qui trouvaient, se lassaient, s'accrochaient et vivaient véritablement à la sueur de leurs fronts, rêvant avec ardeur de regarder vers l’avant et vers le plus haut. Certes, ce n’était pas sans plaintes parfois. Notre pays est beau, digne et fier de son histoire, mais quelque part il souffrait de paresse politique, d'injustice sociale et d'un manque de liberté. Cependant, l'horizon n'était pas bouché. Nos rêves nous emportaient loin. Ah, que nos rêves étaient beaux et quels cauchemars hors d’eux. Cauchemar de l’itinérance, cauchemar du désespoir et du manque d’horizons, cauchemar de la recherche d’une poignée de billets, d’un peu de nourriture ou d’une prescription médicale. Cauchemar enfin que de s’en remettre aux naufrageurs, pour traverser des mers qui rejetteront vos cadavres sur leurs côtes.
Probablement la pire chose à laquelle s’expose une personne déplacée, c’est de perdre confiance dans l’humanité, n’étaient certaines attentions minimales. Entre le Liban et la Syrie, il y a, en dépit des distances relativement courtes, des années-lumière. Mais le retour, auquel nous songions tous les jours, s’éloignait de nous. Je prenais les nouvelles du drame quotidien de la Syrie, et j’éclatais de rage, je fondais de tristesse et au bout du compte, me taisais. Qu'est-ce qui avaient valu à mon peuple toutes ces guerres ? Quels genres de guerres forment entre elles ces guerres liées ? Combien de pierres ont été pulvérisées? Combien de maisons se sont rendues et ont été changées en tombes ? Combien de villages ont été rasés ? Combien de terres brûlées ? Combien d'entre nous ont été tués ? Combien de peuples ont été anéantis ? Combien d’êtres humains ont été dispersés dans les tourbillons de la souffrance et de l’attente ?
Il m’est arrivé de douter que je ne rentrerais jamais. Que nous rentrerions. Resterait-il quelque chose vers quoi revenir ? Le tonnerre des armes à feu, des roquettes, des avions, des missiles et des armes prohibées couvrait tout. Je l'ai pleurée et j’en ai souvent fait mon deuil, et j’ai dit : « La Syrie n’est plus ». La Syrie n'est plus la Syrie. Elle est revenue à l'âge de pierre. Son peuple qui était bon et normal est devenu impénétrable, incompréhensible. Criblé de haine. Il s’est dégradé en peuples, en tribus, en discordes. Désormais, la Syrie expulse les pacifiques et accueille les ennemis. Et les ennemis de ses ennemis, les guerres régionales, internationales et internes. La religion a été polluée par la politique et la politique par les armes. Les mots sont morts... Ô mon Dieu ! Quand donc cessera l’hémorragie des peuples et l’exode vers la torture, l’errance, l'humiliation, la mendicité et la mort dans les barques du naufrage collectif… et inévitable. Et outre-mer.
Je rentre chez moi. On dit que la situation est meilleure. Je me réveille désormais plus optimiste. Je guette les nouvelles. Et je trouve qu’il y a une petite lueur à l’horizon. Que je trouve considérable. Certes, et souvent, la désillusion a suivi. Les conditions d’un retour ne sont pas encore réunies. Notre charge est devenue trop lourde. On nous fait entendre des mots grossiers et insultants. Il n’y a de dignité que chez soi.
C’est durant mon séjour humiliant dans le camp des déplacés, que j’ai compris que ma maison, que toutes nos maisons s'étaient agenouillées sous leurs décombres. Sans ciel. Sans ciel par-dessus leurs toits. Sans douces soirée. Instruites uniquement par les vagissements de la négligence. Témoin de l'ère barbare.
Dites, qui a inventé les guerres ? Malheur à lui ! Les guerres sont le péché originel que l'homme a commis, et continue de commettre. Je rentre au pays, demain, après-demain ou le surlendemain. Je suis continuellement de retour. Personne ne peut me dépouiller de mon pays. Oui, les Libanais ont le droit de se plaindre, mais il est de leur devoir fraternel et humain de ménager mes sentiments.
Nous sommes un poids supplémentaire pour eux. Juste. Nous ne l’avons pas choisi. C’était le tribut de la guerre imposé aux pays voisins, et pourtant, je ne nourris aucune rancune envers le Liban. C’est le pays qui m’a accueilli et qui m’a assuré la sécurité. Je ne peux que le remercier et demander pardon pour ce qui lui en a coûté sur les plans de l’économie, de l’environnement et de la sécurité. Je ne m'attends pas à ce qu'il s'excuse parce que certains, chez lui, nous ont blessés. Le pardon mutuel est l’honneur des sages.
Demain, quand je rentrerai dans mon pays, l’un de mes premiers devoirs sera de remercier les institutions humanitaires ; d'être un homme doté de vertus humaines. C’est le moins qu’on puisse faire.
Demain, quand je serai de retour, je ne demanderai pas qui va nous accueillir ? Les gens de mon pays sont des parents et des amis, même si nous sommes différents. Nous ne sommes pas identiques, comme les dents d’un peigne. Nous ne le serons jamais. La guerre nous a appris ce que veut dire la destruction, le meurtre. La barbarie nous a appris ce qu’est la paix. La paix est notre bannière à venir. Sans la paix vécue, aucun pays ne vaut grand-chose.
La paix soit sur toi, Syrie, et sur tes habitants.
La paix soit sur toi, Liban et sur ton peuple.
Nous reviendrons.