Aux yeux du public, la construction de l’Autre dans l’accueil et la perception

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Posté sur déc. 01 2018 6 minutes de lecture
Aux yeux du public, la construction  de l’Autre dans l’accueil et la perception
À l’été de 1860, des milliers de civils ont fui le Mont-Liban pour se rendre à Damas à la suite de l’éclatement à l’époque de la guerre civile. Ces réfugiés ont été protégés et hébergés dans la maison de l’érudit soufi l’émir Abdelkader el-Jazaïri. Hiver 2017 : Cédric Herrou, oléiculteur français originaire de Roya (dans le sud de la France), est jugé pour avoir aidé des migrants et transformé sa ferme en camp de réfugiés.
Dans la mémoire collective et les études historiques sur les migrations, ces deux incidents n’ont rien à voir. Cependant, dans la mémoire culturelle de l'humanité, ces deux hommes ont beaucoup en commun : une empathie personnelle et une solidarité inchangées du 19ème au 21ème siècle, des sommets des Alpes françaises jusqu’aux banlieues de Damas.
Les cas susmentionnés, parmi de nombreux autres récits similaires, sont profondément enracinés dans de nombreuses représentations médiatiques, qui constituent les « premiers brouillons de l’histoire ». Au point de se demander ce qui pousse l’opinion publique aujourd’hui à s’indigner contre les réfugiés. Pourquoi sont-ils décrits comme une menace contre la sécurité nationale, un fardeau pour l'économie et une raison de craindre la pauvreté, le crime et la maladie ?
Dans le passé, la représentation par les médias des problèmes de réfugiés dans les pays fondés sur la primauté du droit et jouissant d’un degré de liberté d’expression relativement élevé avait suscité une sympathie exceptionnelle pour ces déplacés. Cela reposait sur une prise de conscience de la nécessité manifeste de leur porter assistance, alors qu'ils « fuyaient des régimes oppressifs » ou « une violence ethnique, religieuse ou raciste ». Cette attitude se fondait alors sur des traités et accords internationaux. De nos jours, et partout dans le monde, les gens semblent considérer la migration et les réfugiés différemment.
Au Liban, nous sous-estimons assez souvent les assises historiques d'événements tragiques qui se sont déroulés du 19ème siècle à nos jours. Toute analyse des représentations médiatiques doit prendre en compte les nombreux épisodes de migrations et leur impact sur la formation de l'identité de la société libanaise, et des médias en particulier. Il est encore plus important de prendre en compte l’accueil, la perception et l’impact historiques des nombreuses vagues de réfugiés résidant actuellement au Liban. De plus, le déplacement de population à l'intérieur du pays pendant la guerre civile (1975-1990) n'a pas été complètement résolu, presque 30 ans après la fin des combats. Tout cela a contribué, dans le discours des médias, à la construction d'un « Autre » mal représenté, qui ne « nous ressemble pas ». Ce même discours était assez souvent chargé de langage subjectif plein d'images et de significations latentes, ce qui nous amène à nous demander si les médias façonnent ce discours ou s'il est simplement le résultat d'une réflexion de la société.
L'histoire d’Albert Kouyoumjian, un Arméno-Syrien, en est un exemple remarquable. Pendant la guerre civile libanaise, le père de Kouyoumjian a accueilli ses proches arméno-libanais chez lui à Alep. Aujourd'hui, Albert Kouyoumjian est réfugié au Liban et vit dans un appartement avec ses proches, comme indiqué dans un article publié en 2015 sur un site web arménien intitulé « Entre anticipation et misère : les réfugiés syro-arméniens du Liban ». Selon les mots de Kouyoumjian, le lecteur est clairement en mesure de découvrir les difficultés et les différences entre les Arméniens venant de Syrie et se rendant au Liban. Il dit notamment : « Peut-être qu’ils n’ont pas d’argent maintenant, mais nous ne demandons pas grand-chose. Nous sommes traités comme des étrangers ».
Bien que les Arméniens du Liban représentent l'un des cas d'intégration les plus réussis, peu de gens se rendent compte que les Arméniens sont arrivés au Liban par quatre vagues uniques : à partir de 1915, après le génocide de la Première Guerre mondiale ; le transfèrement des Arméniens d'Alexandrette (Hatay) à Anjar en 1939 ; l'afflux d'Arméniens de Palestine lors de la Nakba en 1948 ; enfin l'arrivée des Syro-Arméniens principalement d'Alep pendant la crise syrienne. L’expérience des Palestiniens, arrivés pour la première fois au Liban en 1948, est similaire. Ils sont restés marginalisés et ont affecté la perception qu’ont les Libanais de la migration et de l'accueil, créant une distinction dominante entre le « bon Arménien » et le « mauvais Palestinien ».
Depuis 2011, avec l'afflux des réfugiés syriens au Liban, ces expériences passées ainsi que la rhétorique des médias ont eu des conséquences néfastes. Les migrations répétées et les guerres civiles ont toujours un impact sur la couverture médiatique. Les histoires négatives abondent, souvent basées sur des sources non-fondées, décrivant les réfugiés syriens comme un fardeau pour l'économie. Selon les chiffres des Nations Unies, les réfugiés syriens dépensent 1,5 milliard de dollars par an en logement, nourriture, vêtements et autres nécessités de base. La plupart des problèmes auxquels le Liban a été confronté au cours de la dernière décennie résultent soit de l'incompétence officielle et d'une absence prolongée de politique de développement de la part du gouvernement, soit de la crise générale dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), et non du résultat direct de la présence des réfugiés dans un pays spécifique. Plus récemment, des récits liés à des menaces criminelles et terroristes sur la sécurité émanant des camps et des collectivités informelles dispersées dans tout le pays tentent d’aborder la question des réfugiés avec un a priori négatif.
Quelles images a donc laissé la couverture médiatique ? Le discours des médias aliène-t-il symboliquement les réfugiés ? Quel est l'impact des années d'expérience en vagues successives de migrations ? Là encore, nous posons la question récurrente : les médias façonnent-ils la réalité ou en sont-ils le résultat ? La représentation des réfugiés constitue-t-elle un mensonge aux yeux du public libanais ?
Ces réponses auront besoin de davantage de temps pour être développées. Un bon début serait de réfléchir à la manière dont l’exclusion se manifeste dans notre société et dans nos médias, dans les images surreprésentées et sous-représentées qui sont incrustées dans notre psyché, ce qui mène à un « anéantissement symbolique » de tout ce qui ne nous convient pas ou n’est pas « comme nous ». C'est un processus médiatique prolongé. S’il est négligé, il empêchera l'accès à la justice, à la jouissance des droits de l'homme et à la liberté d'expression. Cela créera d'autres strates d'inégalités et l'exclusion sociale de « l'Autre ».


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