Jusqu’à cet assassinat, je ne comprenais pas le sens de l’appartenance à un groupe et du rejet que peut lui opposer un autre groupe. Je poursuivais des études dans une université considérée comme l’une des plus ouvertes et des plus progressistes du Liban. Et pourtant un camarade me lance un jour cette petite phrase : « Vous avez tué Rafic Hariri, pourquoi ne vous en allez-vous pas ? ». Je n’ai pas su quoi répondre ! « Nous », c’est qui ? Et pourquoi aurions-nous tué Rafic Hariri ? Pourquoi dois-je quitter le Liban que je considère comme mon second pays, non seulement parce que j’y réside, mais aussi parce que la moitié de ma famille est de nationalité libanaise et vit ici ?
Et pourtant, cette image devait bientôt se métamorphoser et donner à ma communauté un regain de popularité dû au début de la révolution syrienne. Je suis passé alors du jeune homme qui craignait de parler en public de peur de révéler son identité, à quelqu’un qui glisse volontairement des mots dévoilant ses origines syriennes. Puis ce fut le tour d’un nouveau revirement : je me trouvais une fois de plus confronté à mon appartenance à un groupe qui représente un lourd fardeau pour la société libanaise dans tous les sens du terme. Tant et si bien que je suis pris dans le cercle vicieux du rejet et de l’acceptation.
Je peux aujourd’hui affirmer que je suis un homme aux appartenances multiples. Je suis à la recherche de la sécurité dans un pays dont les citoyens ne se sentent pas en sécurité. Comment puis-je clamer une seule appartenance au sein d’un pays entouré de nations en guerre et divisé sur fond de discorde politique et confessionnelle ? Comment saurais-je porter un short à Beyrouth et éviter de le faire à Tripoli ? Comment puis-je ne pas m’inscrire à des cours de français en vue d’apprendre les rudiments de cette langue, dans une ville où je n’aurai jamais ma place si je ne salue pas le chauffeur de taxi à Achrafieh par « bonjour » ? Dans une ville où je cache ma carte d’identité syrienne aux barrages de sécurité, ne présentant que ma carte d’étudiant à l’Université Saint Joseph ? Comment ne pas réfléchir chaque matin au déroulement de ma journée et à mon comportement entre deux villes que tout oppose ? Beaucoup de questions se bousculent dans ma tête, dont la première est : qui suis-je ?
Je suis un être humain vivant sur la planète Terre, au Moyen-Orient, issu d’une famille musulmane sunnite, de sexe masculin, petit de taille aux cheveux noirs et avec un grain de beauté sur la joue gauche.
Je suis un réfugié qui a fui son pays pour priver un Libanais de son travail. Je suis celui qui épousera bientôt une Libanaise, et empêchera quelqu’un d’autre d’avoir sa chance au mariage. Je suis celui qui fragilise l’économie d’un pays auquel appartient la moitié de ma famille. Je suis le vandale qui détruit son pays, puis cherche à détruire le Liban. Je suis le sunnite adepte de Daech qui coupe des têtes et anéantit des civilisations. Je suis le monstre infernal qui viole les femmes dans ce pays avant de les abandonner sans pitié.
Je suis un homme qui vit sur la planète Liban, porteur de la nationalité syrienne, issu d’un pays en guerre. Je me suis enfui laissant tout derrière moi pour sauver ma peau. J’ai perdu mes dix cousins dans les prisons et au combat. Je n’ai pas assisté à leurs funérailles ni pleuré sur leurs tombes. Je suis celui qui a perdu son ami d’enfance noyé, alors qu’il tentait de fuir la machine de guerre en Syrie, et qui n’a pu sortir son corps de l’eau que dix jours plus tard de peur des snipers syriens. Je rêve de lui depuis sept ans, comme si sa mort remontait à la veille. Je suis l’enfant qu’on a privé depuis dix ans de dormir dans son lit, de boire le lait provenant de la vache de sa grand-mère ou de donner à manger à l’âne de son voisin. Je suis cette photo de moi à cinq ans que m’a envoyée ma mère, assis sur les genoux d’un ami de la famille enlevé depuis sept ans sur un barrage à Homs, et dont on attend des nouvelles jusqu’à aujourd’hui. Je suis la lettre qui m’est parvenue aujourd’hui de mon père, me disant que je manque à la famille.
Je suis tout ce qui précède et je ne suis rien de ce qui me précède.
Je suis le psychothérapeute qui travaille depuis sept ans dans le domaine psycho-social au Liban, et qui tente de comprendre les causes des conflits et des guerres, abstraction faite des identités. J’essaie de comprendre les stéréotypes dans la société libanaise. Qu’est-ce qui peut pousser l’être humain à limiter les autres à un genre donné ? Ou à les classer suivant leur langue, leur couleur de peau, leur origine ethnique, leurs expériences passées ? Le stéréotypage est lié essentiellement à la volonté des individus de diviser le monde en groupes distincts. Il est rassurant pour l’être humain de voir un monde où tous les groupes humains sont classés suivant des caractéristiques qui leur sont propres, et pas seulement géographiques.
La propension des êtres humains au stéréotypage résulte d’acquis sociaux et éducatifs que les enfants héritent de leurs parents, quand ceux-ci préfèrent tels amis à tels autres. Quand une mère demande à son enfant de ne pas jouer avec untel, mais de lui préférer un autre camarade qui lui convient davantage. Même l’école divise les enfants entre doués et moins doués, plaçant le bon élève au premier banc et le paresseux à l’arrière. Jusqu’aux médias qui parlent tous les jours de l’Autre qui constitue une menace de mort. De plus, la présence au sein d’un groupe ayant sa structure particulière facilite le comportement envers d’autres individus. On ne peut se comporter avec chaque individu séparément, alors qu’on rencontre des dizaines de personnes chaque jour : il est beaucoup plus aisé de traiter, à titre d’exemple, avec celui qui a l’accent syrien tout simplement en tant que Syrien, sans s’attarder sur son vécu et sur ce qui l’a aidé à se constituer une identité propre.
Quand on parle de stéréotypes dans une société, il vaut mieux observer cette société de l’intérieur afin de mieux comprendre le mécanisme à travers lequel elle gère les stéréotypes dans lesquels les autres l’enferment, tout comme ceux qu’elle impose aux autres. En d’autres termes, quand la communauté syrienne au Liban se heurte à des violences verbales ou psychologiques, ou s’ancre au stéréotypage constant, ses membres se sentent en danger par rapport à l’Autre. L’Autre qui leur fait face, qui est l’hôte, qui ne comprend pas la souffrance, qui n’a pas connu l’exil… Tout cela les accule à s’inventer une entité qui ressemble à l’image que leur reflète cet Autre. Et cela se développe souvent dans la formation de groupes qui se dessinent des frontières spatiales et temporelles, qu’elles soient géographiques ou virtuelles.
À titre d’exemple, une simple recherche sur Facebook suffit à démontrer que les Syriens au Liban se rassemblent en groupes : on trouve ainsi des dizaines de pages comme la Ligue des étudiants syriens au Liban, ou la Ligue des ulémas islamiques au Liban, etc. Chacune de ces ligues apporte à ses adhérents une appartenance donnée et une pensée bien déterminée. Les membres se regroupent autour d’un besoin psychologique urgent de se retrouver en lieu sûr, qui leur redonne la satisfaction personnelle qu’ils auraient perdue à l’extérieur.
Enfin, le besoin que ressent l’être humain d’appartenir à un groupe est un besoin naturel, du fait que l’homme est un animal social ayant des désirs et des besoins qu’il veut partager avec des individus qui lui ressemblent. Toutefois, poussée à l’extrême, cette tendance peut devenir destructrice, poussant au rejet de l’autre perçu comme persécuteur, avec lequel il est impossible de partager un même espace. Je ne sais si l’on peut modifier cette réalité facilement. Mais il ne fait pas de doute que la compassion humaine, la miséricorde et la compréhension constituent une formule magique qui pourrait bien changer le monde.