Le sentiment « d’appartenance » que l’on peut éprouver envers des contextes de la vie quotidienne découle largement du « sens de l’espace » : un sentiment d’appartenir à un environnement reconnaissable, de vivre et de progresser dans des espaces qui ont un sens et des identités spécifiques. C’est aussi l’idée de faire partie de la continuité d’une histoire collective qui a forgé les agglomérations et les paysages. En effet, l’« appartenance » tient à des espaces qui ont été façonnés et remodelés par les gens, des espaces qu’ils se sont appropriés et qu’ils ont travaillés. Bien sûr, elle repose également sur un « sens de la communauté » composé de diverses relations sociales qui peut être nourri même dans des environnements défavorables. Cependant, c’est lorsque « l’appartenance » est enracinée à la fois dans l’espace et dans la communauté que le civisme peut émerger et qu’une pratique commune de la ville peut se développer.
De plus en plus, les habitants de Beyrouth ont perdu l’accès au paysage fondamental de la ville, ayant ainsi été privés de la plupart de leurs activités sociales. Avec l’extension du port à Rmeil et Medawar et la construction de la corniche à Aïn el-Mreissé, ils ont perdu les plages publiques, les lieux de baignade et de pêche, les restaurants et autres lieux de loisirs et de rassemblement. Ils ont été repoussés de la majorité des côtes de Minet el-Hosn et de Ras Beyrouth en raison de la privatisation des plages par les stations balnéaires. Les rives du fleuve de Beyrouth étaient un terrain de jeu, de balade et de pratique des traditions religieuses locales avant d’être transformées en un canal de béton. La forêt de Horch Beirut, fermée pendant plusieurs décennies, n’accueille plus sous ses pins des fêtes et des réunions familiales. De rares brèches dans le tissu urbain chaotique offrent à peine une vue sur le paysage environnant, rappelant brièvement que Beyrouth est une ville entre mer et montagne.
De plus, la disparition du patrimoine architectural des périodes ottomane, française ou moderniste, entraîne à la fois une perte de familiarisation avec le voisinage et celle d’une certaine façon de vivre. Jardins, vérandas, balcons et toutes sortes d’espaces interstitiels, servaient à brouiller la frontière entre les espaces intérieur et extérieur, permettant ainsi à la sphère privée de se projeter dans le domaine public. Ces caractéristiques traditionnelles disparaissent, réduisant la porosité entre l’espace privé et le public, induisant un confinement croissant dans la sphère domestique. Simultanément, en raison des transformations accélérées de la ville après la guerre, les gens perdent les bâtiments, les monuments et les lieux qui composaient leur vie de quartier, ainsi que leur attachement à une histoire urbaine collective. Parallèlement, en raison des transformations accélérées subies par la ville après la guerre, les gens perdent les bâtiments, les monuments et les lieux qui composaient leur vie de quartier, ainsi que leur attachement à une histoire urbaine collective. Entre-temps, les espaces publics se réduisent graduellement ou deviennent hostiles. Les parcs à Beyrouth sont soit négligés, soit détruits pour faire place à un parking souterrain, ou encore surveillés avec un accès limité. La corniche est contrôlée, avec de multiples interdictions sur les activités des gens, limitant ainsi leur appropriation de l’espace. Les places du centre historique sont soit épurées et dépeuplées, comme la place des Martyrs, alors que d’autres, comme la place Samir Kassir et le village Saïfi sont embourgeoisées, surveillées et exploitées à des fins lucratives.
Par conséquent, « l’appartenance » à Beyrouth est trop souvent anéantie par un sentiment de dépossession, par la compréhension que la ville est en train d’être remodelée sans et contre ses habitants. En réaction, l’une des manifestations les plus importantes de la révolte d’octobre du Liban a été la réappropriation des espaces publics, au centre-ville de Beyrouth et dans les grandes villes du pays. Ils ont exprimé leur droit à la ville et l’un des premiers actes des manifestants a été la refonte des espaces publics de façon à ce qu’ils servent leurs objectifs, leurs besoins et leurs aspirations. Ils ont introduit collectivement les espaces de débats, de protestations, d’échanges et de politique, voire les espaces de fête, de loisirs et de joie qui leur manquaient ailleurs. Cet acte civique spontané devrait constituer une feuille de route pour des politiques urbaines qui répondent aux besoins sociaux des citadins, afin de cultiver l’appartenance à une ville ouverte, partagée et accueillante pour tous ses citoyens.