Le problème de l'urbanisme au Liban est depuis longtemps un sujet d'intérêt pour les universitaires et les activistes qui cherchent à comprendre comment les nations et les villes d'après-guerre sont remodelées par des expériences de précarité et de violence. Le « problème » dans ce contexte a une double connotation. D'une part, il fait référence à la complexité intellectuelle et physique de la planification en tant que pratique dans une nation multiconfessionnelle ; d'autre part, il reflète une opinion sur le manque de politiques de planification efficaces au Liban. Ces deux assertions impliquent une compréhension de l'espace tel qu'il est produit socialement ; un argument avancé par Henri Lefebvre (1991) dans son ouvrage fondateur, The Production of Space. Comme le fait valoir Lefebvre, un espace social comme la ville est « le résultat d'une séquence et d'un ensemble d'opérations », résumant « les choses produites… et leurs interrelations dans leur coexistence et simultanéité » (Lefebvre 1991: 73). Son argument implique l'existence de dynamiques de pouvoir rivales qui remodèlent constamment les espaces urbains, ce qui à son tour influe sur la façon dont ceux-ci sont vécus et sur qui a le droit d'y accéder.
Le dernier point présente un intérêt particulier pour cet article, qui cherche à comprendre comment les espaces publics sont négociés et contestés dans la ville de Tyr, au Liban-Sud. Le « droit à la ville » dépend de l'existence de l'espace public (Mitchell 2003) et ses limites changent, car les citoyens se demandent comment et quand l'exercer. Les espaces publics – en tant que points de rencontre et lieux de connexion – prennent une importance accrue dans une nation multiconfessionnelle comme le Liban. Ils peuvent être des lieux de réconciliation d'après-guerre (Larkin 2012) ou des rappels du passé ; ils peuvent également être des lieux de négociation des dynamiques de pouvoir (Nucho 2016) et de revendication de citoyenneté. Tyr – l'une des plus grandes villes et districts administratifs du Liban-Sud – est considérée comme un espace périphérique, à la fois en raison de sa situation géographique et du retard dans son développement socio-économique par rapport à la ville centrale de Beyrouth (Deeb 2006). Sa marginalité construite a également produit différentes expressions et compréhensions de l'espace public, dont trois seront examinées dans cet article : la plage publique, le jardin de Tyr et la place dite du drapeau (Sahet el-Aalam).
La plage publique de Tyr est parmi les plus propres du Liban, attirant chaque été un nombre notable de touristes locaux et étrangers. La mer fait depuis longtemps partie de la composition historique, socioculturelle et économique de la ville, créant et/ou renforçant les récits autour de Tyr en tant que ville portuaire phénicienne, ville de pêcheurs, et/ou un espace touristique et de loisirs. Plus récemment, la plage publique constitue un contraste frappant face à la privatisation croissante des côtes libanaises, offrant l'un des seuls lieux de baignade bien entretenus, accessibles et financièrement abordables.
La perception du caractère public de la plage de Tyr et des personnes qui l'utilisent à cette fin est importante sur les plans national et mondial. D'une part, elle remet en cause l'échec des politiques locales de l'État ; d'autre part, elle affirme la « non-gouvernabilité » de la Méditerranée et ses implications environnementales en tant que ressource naturelle partagée. Ainsi, lorsqu'elle est située dans des dynamiques et des contextes de pouvoir plus larges, la plage de Tyr devient un espace pour négocier différentes conceptions d'appartenance et d'identité (inter)nationales, un lieu pour affronter les différentes formes culturelles de citoyenneté.
Un autre espace public contesté dans la ville est le jardin public, situé à la périphérie-sud de Tyr. La zone triangulaire couvre environ 0,2 km² et elle est en grande partie inexploitée, malgré son potentiel de relier le territoire principal de Tyr aux villages et quartiers environnants. Le jardin public est devenu un sujet de débat entre les acteurs locaux et les ONG : les premiers hésitent à ouvrir l'espace au public, et les seconds estiment que son ouverture constitue un droit pour les citoyens. De ce fait, le jardin de Tyr est devenu un champ de bataille idéologique pour le discours sur l'engagement civique, la participation des citoyens et la justice sociale dans la ville.
Enfin, la « Place du drapeau » (Sahet el-Aalam), près de l’entrée-nord de Tyr a pris un nouveau sens à la suite des récents soulèvements et mobilisations de masse au Liban. Baptisé d'après le grand drapeau libanais qui figure en son centre, l'espace fonctionnait principalement comme un rond-point parsemé de marqueurs de culture visuelle : panneaux d'affichage, affiches et drapeaux de partis politiques. Le soulèvement du 17 octobre, qui a uni les Libanais dans leurs revendications socio-économiques, a transformé l'utilisation de cet espace, qui est devenu un lieu de rencontre et de discussion pour les manifestants ; des tentes ont été dressées et des forums de débat ont été organisés par différents activistes locaux, des ONG et des citoyens ordinaires, transformant ainsi le rond-point en place publique. Le « Flag Square » reflète la façon dont les espaces publics sont reconfigurés et récupérés au cours des soulèvements populaires, agissant comme une scène sur et à travers laquelle sont effectuées les discussions sur la citoyenneté, l'inégalité et l'identité. Cet acte s'inscrivait dans un élan national plus large visant à récupérer, réutiliser et réinventer les espaces publics par la protestation, intégrant la Tyr périphérique dans les débats et discours nationaux.
Les espaces susmentionnés à Tyr sont constamment contestés et réinventés par les utilisateurs, reflétant la nature dynamique des espaces sociaux et la discussion en constante évolution sur ceux qui peuvent y accéder. Les deux facteurs sont influencés par les relations de pouvoir sous-jacentes – ici, la nation, la citoyenneté, l'identité et les considérations socio-économiques sont en jeu. Leur dynamique « push and pull » peut créer des itérations multiples et parfois contradictoires de l'espace public au sein d'un même espace-ville ; ils peuvent également créer des petits moments d'élan pour le changement social.
Références
Couldry, Nick. 2006. “Culture and citizenship: The missing link?”. European Journal of Cultural Studies, 9.3: 321-339.
Deeb, Lara. 2006. An Enchanted Modern: Gender and Public Piety in Shi'i Lebanon. Princeton: Princeton University Press.
Hartley, John & Green, Joshua. 2006. “The public sphere on the beach”. European Journal of Cultural Studies, 9.3: 341-362.
Larkin, Craig. 2012. Memory and conflict in Lebanon: Remembering and forgetting the past. New York: Routledge.
Lefebvre, Henri. 1991. The Production of Space [trans. Donald Nicholson-Smith]. Oxford & Cambridge USA : Blackwell Publishing.
Mitchell, Don. (2003). The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space. New York: Guilford Press.
Nucho, Joanne Randa. 2016. Everyday Sectarianism in Urban Lebanon. Princeton and Oxford: Princeton University Press.