Depuis le 18 octobre 2019, les habitants de Tripoli, tous milieux confondus, ont transformé la place al-Nour en un forum public où chaque nuit, des semaines durant, la foule s’y rassemblait pour entonner les chants de la révolution, scander des slogans de protestation, danser… De nombreux jeunes se sont associés à ce mouvement. Des femmes aussi. Celles-ci se sont distinguées par leur férocité, leur courage et leur éloquence. Sauf que le confinement imposé aux Libanais à cause de l’épidémie de Covid-19 a contraint les étudiants et les professeurs d’université qui y prenaient part à s’adapter. Les cours et l’activisme sont désormais organisés en ligne.
Étudiante en conception graphique et originaire de Mina, Nada Kalamouni fait partie de ces jeunes femmes qui participaient tous les jours aux manifestations. « J’étais également engagée dans d’autres formes de protestation, dont la diffusion de messages et de revendications sur les réseaux sociaux », se rappelle-t-elle.
Son collègue d’université, Nazih Chami, qui a également pris part au mouvement, met en relief le rôle des femmes, qu’il présente comme étant l’une des plus grandes réussites de celui-ci. « J’étais fier de voir à quel point les femmes étaient fortes. Elles faisaient la une de nombreux médias », dit-il.
Professeur à la faculté de gestion de l’Université de Balamand et organisateur d’un forum de débats publics intitulé « Madrassat al-Mouchaghibine » (l’école des chicaneurs, en référence à une célèbre pièce de théâtre du même nom) Samer el-Hajjar, constate que les étudiantes étaient de manière générale plus actives que leurs collègues du sexe opposé. « Il y a eu des slogans féministes très forts. Les femmes avaient un agenda supplémentaire dans cette révolution », ajoute-t-il.
M. Hajjar souligne que les étudiants étaient conscients que leurs droits et leur statut de citoyens à part entière étaient bafoués. Et d’ajouter : « Les étudiants ne sont pas organisés. Nous n’avons pas de jeunes étudiants politiquement indépendants ». « Les droits fondamentaux font défaut. Cela s’applique entre autres aux questions de la nationalité et du chômage, deux thèmes qui étaient au cœur des manifestations. Mes étudiants suivent un cursus de trois ans à la faculté de gestion, à raison de 15 000 dollars l’année. 90 % à 95 % d’entre eux envisagent de quitter le pays parce qu’ils n’ont pas de perspectives d’avenir ici », précise-t-il encore.
Dans un article récemment publié sur le site électronique de Légal agenda, Lama Karamé, chercheure invitée à la faculté de droit de l’Université de Columbia, relève que « le système éducatif contribue également à exclure les jeunes du domaine des affaires publiques, à travers des politiques pédagogiques qui marginalisent une éducation politique des enfants[1] ».
« Le fait que les universités revendiquent une appartenance religieuse ou politique affecte aussi bien leurs étudiants que leur personnel », commente à son tour M. Hajjar. « Le soulèvement du 17 octobre a cependant constitué un tournant majeur dans la mesure où il a permis de briser la glace avec le système politique. Pour une fois, les étudiants étaient motivés pour discuter de politique. Ils ont pris part aux mouvements de protestation ainsi qu’aux débats qui étaient organisés dans les tentes dressées sur les places publiques ».
Parmi celles qui ont commencé à se multiplier sur et autour de la place al-Nour, quatre étaient gérées par des étudiants : une par des étudiants de l’Université libanaise et trois par leurs camarades d’universités privées.
Équipée d’un vieux mégaphone, Obeida Takriti, diplômée de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), a lancé en octobre 2019 des sessions de débats publics. Au départ, sept personnes y ont pris part, puis l’audience a rapidement augmenté : on comptait 260 participants au début du mois de mars. « Ces derniers étaient devenus plus interactifs. Parallèlement aux dossiers politiques, nous avons inclus aux présentations de 10 minutes, une méthodologie politique et de la philosophie, en rapport avec ce qui se passe », explique Obeida Takriti.
Les sujets abordés avaient pour thèmes, « Comment communiquer avec des personnes hostiles à la révolution », « Comment éviter le Covid-19 » et « Pourquoi le Liban ne devrait pas rembourser les eurobonds ». Des tentatives d’organiser des débats autour de ces thèmes dans d’autres universités n’ont pas abouti, en raison de l’opposition de leurs directions respectives.
Interrogée en mars 2020 sur le point de savoir comment la situation a évolué depuis octobre 2019, Obeida Takriti souligne que plusieurs étudiants sont aujourd’hui contrariés, d’autant que leurs problèmes ne sont plus principalement politiques, mais économiques. « Ils ne savaient pas comment s’engager dans de vraies politiques, avec des activités correspondantes. Ils pensaient que tout cela sera réglé dans un mois, mais je crois que cela prendra beaucoup plus de temps », confie-t-elle.
Samer el-Hajjar qualifie de « sombre » l’état d’esprit des étudiants. « Nombreux sont ceux qui parmi eux ont cessé de manifester et choisi de gérer des questions d’ordre privé, d’autant que des pressions ont été exercées sur eux aussi bien par des partis politiques que par leurs familles ».
Même s’il est encore prématuré d’évaluer les acquis du mouvement de protestation, M. Hajjar relève que ses étudiants ont commencé à lire et à participer à davantage de séminaires. Un avis confirmé par Nazih Chami qui affirme : « De manière générale, j’ai senti durant cette période que j’ai mûri rapidement en raison de tous ces bouleversements autour de moi et des changements intervenus au niveau de ma vision des choses et de ma façon de réfléchir ».
« Le plus important acquis de cette révolution est peut-être le fait qu’elle a permis de mettre ensemble deux composantes de la ville2 sur la place al-Nour. Les débats ainsi que les initiatives civiques lancés dans les tentes ont attiré quelque 100 à 200 Tripolitains au cours des deux derniers mois, impliquant tout à la fois des gens aisés et d’autres issus des quartiers les plus pauvres de la ville.
À partir du moment où les rassemblements publics ont cessé d’être sûrs et possibles à cause de l’épidémie du Covid-19, c’est sur un nouveau support, celui d’Internet, que Obeida Takriti et Samer el-Hajjar se sont mis à lancer des débats. Il n’est pas étonnant dès lors que les thèmes explorés se rapportent à divers aspects de la crise sanitaire et économique à laquelle le Liban fait face actuellement.