La citoyenneté moderne n’est pas un concept fixe qui reste stable éternellement. Au contraire c’est une réalité changeante. Le citoyen de 2020 est différent de celui de 1789, lequel est différent de celui de 1920. Il faut aussi noter que le comportement citoyen revêt actuellement des formes plus concrètes, qui varient selon les pays démocratiques. La question cruciale qui se pose est la suivante : jusqu’à quel point l’État libanais respecte-t-il ce concept au niveau des services assurés aux citoyens ?
Le citoyen libanais vit aujourd’hui une période de changements radicaux, en raison de la crise économique et de la menace qui pèse sur sa santé à cause du coronavirus. Il est désormais convaincu de la nécessité de tourner la page de la vie aisée pour passer à un nouveau mode de vie auquel il n’est nullement habitué. Il vit donc aujourd’hui dans un état d’angoisse extrême, ayant en tête des soucis qui portent sur l’effondrement économique du pays, la cherté de vie, la dévaluation de la livre, la réduction des offres d’emploi, la fermeture de nombreuses entreprises dans un effet dominos, la possibilité d’augmenter les impôts et les taxes, les scolarités et les factures qui ont doublé face à des salaires de plus en plus réduits. Sans parler de la menace que constitue le coronavirus pour le monde entier, au point que l’OMS l’a qualifié de pandémie.
Le droit à obtenir les services pour une meilleure citoyenneté
Nous parlons ici de la citoyenneté économique et sociale, qui est liée au concept général. Elle se concrétise à travers des sujets précis, comme le droit au courant électrique, à l’eau, à la santé, à l’enseignement, aux télécoms, à l’Internet... La gestion de l’État moderne repose sur le concept « l’État au service du peuple », au lieu de l’inverse. Ce concept suppose que l’État assume ses responsabilités et fasse son devoir pour assurer tous les services publics nécessaires à une vie digne et confortable, à tous les résidents sur son territoire, qu’ils soient ou non ses citoyens, qu’ils soient là en permanence ou de façon provisoire, sans considération de race, de religion ou de confession. Nous citons à titre d’exemple : l’éducation, la santé, le travail, l’électricité, l’eau, les télécommunications, l’Internet...
Le fait d’offrir ces services publics est au cœur du contrat social entre l’État et les citoyens. Il représente aussi l’essence de la justice sociale entre les citoyens, en assurant l’égalité de tous dans l’obtention des services publics. C’est aussi la pierre angulaire qui garantit un niveau acceptable de vie libre et digne pour tous. Enfin, les services publics, leur modernisation, leur dynamisation et leur efficacité, constituent aujourd’hui les spécialisations les plus importantes dans l’administration publique moderne.
Des problèmes sans solution
- L’enseignement. La concrétisation du droit à l’enseignement a connu une évolution à deux vitesses : une pour les pauvres et les couches sociales marginalisées et une autre pour les classes moyenne et aisée. Cette double vitesse a provoqué une grande différence de niveau dans la qualité de l’enseignement et de grandes différences dans les pourcentages d’échec et de réussite entre ceux qui suivent un enseignement public et ceux qui suivent un enseignement privé. Elle a aussi provoqué de grandes différences dans les résultats entre les régions et les classes sociales. Au point que l’évolution de l’enseignement public au Liban a connu une courbe contraire à celle des pays industrialisés qui nous ont devancés dans ce domaine : l’enseignement public a enregistré au Liban une affluence faible dans les classes primaires et pré-primaires. Puis l’affluence s’est élevée graduellement dans les phases ultérieures de l’enseignement, jusqu’à l’université.
Il faut toutefois préciser que la crise économique qui frappe la société libanaise a obligé les citoyens à accepter plus facilement de recourir à l’enseignement public. Au point que les écoles publiques ont connu récemment une plus grande affluence de parents désireux d’y inscrire leurs enfants.
Mais à l’ère du coronavirus, les écoles privées ont eu recours à l’enseignement électronique dans une volonté de s’adapter aux circonstances difficiles du confinement et tenter de rattraper autant que possible l’impossibilité pour les élèves de se rendre à l’école. Toutes les critiques formulées à l’égard de ce genre d’options sont vérifiées en principe, mais elles restent la meilleure solution possible pour les établissements, pour les parents et pour les élèves.
En évoquant l’enseignement électronique, nous parlons en fait de deux sujets importants : la production de contenu numérique et le contact avec les écoliers pour leur transmettre ce contenu et établir avec eux une sorte d’interaction dans cette forme d’enseignement à distance.
- La santé. Le droit à la santé a obéi, dans une certaine mesure, à la même logique. Les systèmes d’assurance médicale publique et semi-publique se sont multipliés, selon des critères d’adhésion et de couverture qui ne sont pas toujours logiques et homogènes. Mais en même temps, la moitié des Libanais environ sont restés privés d’un système d’assurance médicale clair et précis. Avant la crise économique et l’arrivée du coronavirus, le coût des soins de santé au Liban est resté relativement très élevé (en comparaison avec les autres pays de la région et dans le monde), en dépit de l’existence d’un surplus d’offres de services sanitaires au niveau national, concernant par exemple la moyenne du nombre de lits dans les hôpitaux, le nombre des médecins et de pharmaciens pour chaque mille habitants. En même temps, il y a un déficit dans les équipements médicaux et leur qualité, comparativement au niveau des recettes.
Mais, avec la crise économique, la situation des hôpitaux a empiré. Le déclin s’est encore accentué en raison de leur incapacité à assurer les équipements médicaux nécessaires pour traiter les patients, sans compter la pénurie de dispositifs de respiration artificielle pour toutes les personnes atteintes du coronavirus. Il faut aussi signaler l’augmentation des tarifs des services de santé, en raison de la chute de la livre libanaise par rapport au dollar sur le marché des changes. Certes, l’éveil des Libanais a contribué à réduire le nombre de personnes atteintes du coronavirus. De nombreux volontaires se sont proposés pour assurer des services sociaux et de santé aux citoyens, allégeant ainsi le poids qui pèse sur leurs épaules. Cela s’est fait dans le cadre d’initiatives personnelles ou collectives, de la Croix-Rouge notamment. Des médicaments ont même été assurés à partir de l’étranger et des campagnes de sensibilisation ont été menées. Par exemple, 14 étudiants en médecine à l’Université libanaise se sont portés volontaires pour soigner les malades atteints du coronavirus dans les chambres isolées où ces derniers ont été placés, à l’hôpital gouvernemental Rafic Hariri.
- Le travail. Les lacunes dans les droits sociaux apparaissent plus clairement lorsqu’il s’agit d‘évoquer les emplois, notamment la nécessité d’en assurer des dizaines de milliers aux Libanais qui arrivent chaque année sur le marché du travail. Que ce soit directement à travers l’embauche dans les institutions publiques, ou indirectement par le biais de politiques d’incitations au développement dans certains secteurs qui sont pratiquement inexistantes. En parallèle, la structure socio-confessionnelle a laissé des traces palpables sur les mécanismes qui régissent le marché du travail dans le secteur privé. On peut dire que les demandes d’emplois dans les institutions privées et les offres proposées à ceux qui ont achevé leurs études obéissent à des considérations étroites de régions, de confessions et de familles qui entravent leur évolution. Ce qui a abouti à une faiblesse dans les activités des travailleurs. De même, cela a renforcé le chômage qu’il soit apparent ou caché, consistant dans le manque d’embauche. Toutes ces données ont abouti à baisser le niveau de productivité dans le travail.
En cette période d’expansion du coronavirus au Liban, le travailleur s’est vu obligé d’informer immédiatement ses employeurs de son obligation de rester en quarantaine s’il est apparu qu’il en était atteint. Mais ses droits légaux tels que stipulés par la loi et par les dispositions du ministère du Travail devaient être préservés.
- L’électricité, l’eau, le câble télévisé et l’Internet. Le mode de vie actuel des Libanais leur impose d’assurer des abonnements supplémentaires pour obtenir l’eau, l’électricité, le câble télévisé et l’Internet. Le citoyen est ainsi contraint pratiquement de se construire son propre mini-État, en assurant ses besoins par le biais de dépenses supplémentaires.
Le Libanais paye chaque mois des sommes supplémentaires pour l’abonnement au générateur de quartier (en moyenne 100 dollars), en plus de son abonnement au câble télévisé qui lui permet de regarder des chaînes satellitaires (environ 20 000 LL par mois), sans oublier l’achat d’eau, car l’eau courante est souvent coupée (environ 30 000 LL par mois). Reste enfin l’abonnement à l’Internet (environ 30 000 LL par mois). De la sorte, les citoyens se retrouvent à payer deux fois pour obtenir des services élémentaires.
Dans le cadre des mesures prises pour limiter l’expansion du coronavirus, l’État a par exemple décidé d’assurer un accès plus rapide à l’Internet dans les habitations afin d’encourager le travail à domicile et à l’enseignement en ligne. De même, sur les réseaux sociaux, plusieurs numéros de téléphone de jeunes volontaires ont été signalés, ceux-ci se proposant d’assurer un service à domicile gratuit de produits nécessaires, alimentaires ou médicaux, aux familles (ou aux personnes) contraintes de rester chez elles en quarantaine. Les volontaires circulent à moto ou mobylette et offrent leurs prestations dans toutes les régions du pays, du Nord au Sud. Il faut encore signaler le fait que des étudiants en Chimie à l’Université libanaise ont procédé, en coopération avec la Faculté de médecine, à la stérilisation de nombre de commerces, de salons de coiffure et de boutiques de vêtements, tout en offrant à leurs propriétaires des gants et des masques pour la somme symbolique de 1 000 LL.
La révolution de l’édification de la citoyenneté
L’absence de ces services a suscité une colère commune à tous les Libanais, indépendamment de leurs allégeances différentes. D’autant que tous se plaignent de la corruption des responsables officiels, de l’absence d’une citoyenneté sociale équitable, à l’ombre d’un système politique qui renforce la division et qui est commandé par deux logiques opposées, celle de l’État laïc d’un côté et celle du confessionnalisme politique de l’autre. Ce problème s’accentue dès qu’il y a une tentative concrète de défaire le système de privilèges et de clientélisme, basé sur un mélange de confessionnalisme et de politique visant à faire plier et à maintenir le contrôle sur « les foules des communautés », politiquement et socialement, en contrepartie de quelques services généralement financés – ce qui est le pire dans ce processus – par des fonds publics. Cette façon de gagner l’allégeance de classes sociales de plus en plus nombreuses à travers un semblant de services publics a des effets particulièrement négatifs. Surtout au niveau de la définition du concept de citoyenneté sociale et de la relation du citoyen avec l’État laïc. En résumé, cette façon d’attirer les foules renforce le maintien du système confessionnel et le pouvoir de ses élites familiales et religieuses.
Les citoyens ont d’ailleurs laissé exploser leur colère le 17 octobre 2019 et se sont rebellés contre cette situation et le recul du niveau du service public, ainsi que contre la paralysie de la politique nationale et l’augmentation de la corruption. Ils ont réclamé un État basé sur la citoyenneté qui pousse vers un lien solide entre le citoyen et son gouvernement et renforce l’appartenance et l’allégeance à la patrie, tout en consolidant la sécurité sociale, sur la base du respect de la loi et de l’égalité des chances, loin de toute appartenance confessionnelle, corruption et intérêts étroits politiques et partisans.
Après l’intifada, l’ère du coronavirus est arrivée. Elle a montré que tous les Libanais font preuve d’un sentiment de responsabilité nationale, en tant qu’individus, en tant que partis et groupes politiques et sociaux. Ils ont coopéré entre eux avec sincérité, dans un esprit de solidarité et d’entraide, pour contribuer efficacement à la lutte contre l’épidémie. Ils ont montré qu’ils travaillent dans un souci national, humain et avec une conscience responsable.