Les révolutions et les protestations populaires ont plusieurs explications et des approches différentes. En principe, « la révolution » constitue un moment idéal pour les chercheurs dans le domaine des sciences sociales et humaines pour confirmer certaines théories et des approches précises. C’est même le moment idéal pour réaliser des revendications militantes et de les transformer en cause prioritaire pour l’opinion publique.
Au Liban, ceux qui étudient les espaces publics voient dans « la révolution du 17 octobre » le moment où le peuple a repris cet espace. Ceux qui croient dans la lutte des classes, analysent la révolution sous l’angle d’une lutte entre ceux qui possèdent les richesses et ceux qui n’en ont pas. Ceux qui luttent en faveur de l’indépendance de la justice voient dans ce mouvement populaire une occasion précieuse pour mettre en évidence l’importance d’une justice indépendante, dans le cadre des revendications de la révolution.
Comment pouvons-nous donc appréhender la citoyenneté dans les protestations populaires au Liban ?
La citoyenneté tronquée
Nous avons l’habitude, au Liban, de nous vanter de la liberté d’expression qui règne dans ce pays. Certains considèrent que le Liban, en comparaison avec de nombreux autres pays arabes, occupe une place très avancée dans le domaine de la liberté d’expression. Certains vont même très loin en estimant que le système confessionnel, en particulier le pluralisme et le fait que les différentes confessions sont représentées au sein du pouvoir, a largement contribué à empêcher le Liban de glisser vers un système dictatorial et vers le parti unique. Naturellement, en comparaison avec d’autres révolutions arabes et en dépit d’une certaine violence dans l’oppression du mouvement, le système libanais apparaît moins oppressif que ceux de nombreux pays arabes. Par contre, d’autres estiment que le système confessionnel fait face à l’émergence d’une citoyenneté libre et équitable bâtie sur l’égalité de tous devant la loi. Selon cette thèse, le confessionnalisme apparaît comme l’ennemi de la citoyenneté. En d’autres termes, le confessionnalisme et la citoyenneté ne sont absolument pas compatibles.
A ce stade, il faut mettre en évidence le fait que la citoyenneté est en général liée aux droits et à l’égalité.
Pour le professeur britannique Thomas Humphrey Marshall, un des principaux théoriciens du concept de la citoyenneté et de son évolution, celle-ci repose sur trois éléments complémentaires, qui se réalisent l’un après l’autre dans un processus évolutif : la citoyenneté civile (les libertés individuelles et l’égalité devant la loi), la citoyenneté politique (tout ce qui a trait au droit de vote et à la candidature aux élections) et la citoyenneté sociale (le fait d’assurer un niveau acceptable de vie sociale, économique et culturelle).
Bien que cette théorie fasse l’objet de nombreuses critiques, sa principale caractéristique est qu’elle s’est penchée sur la situation en Grande Bretagne, qui n’est pas forcément similaire à celle de nombreux autres pays. D’autres critiques ont porté sur le fait qu’elle ignore le rôle de la femme dans la définition de la citoyenneté. Mais elle n’en demeure pas moins un cadre général pour comprendre la citoyenneté comme un paquet de droits civils, politiques et sociaux, tous ces éléments étant liés à la loi.
Dans un pays comme le Liban, nous sommes encore très loin de réaliser les conditions d’une telle citoyenneté. Comme tout le monde le sait, il n’y a pas de lois civiles pour le statut personnel, alors qu’elles renforcent l’égalité entre les citoyens (hommes, femmes et enfants). De même, il n’y a pas de lois électorales démocratiques qui renforceraient l’égalité politique et la représentation équitable. Il n’y a pas non plus de services sociaux pour tous les citoyens, hommes et femmes (ou même pour ceux qui résident au Liban et qui appartiennent à différentes nationalités). Au Liban, il s’agit donc d’une citoyenneté tronquée selon tous les critères.
Mais il serait bon de faire un pas en arrière pour mettre en lumière le fait que la citoyenneté n’est pas seulement un paquet de lois qui assurent des droits et des obligations. Il existe en réalité une autre approche pour comprendre la citoyenneté. Il s’agit de « la citoyenneté par la base », qui constitue une pratique quotidienne accomplie par les individus.
La citoyenneté requise
La révolution n’est pas un phénomène totalitaire qui suppose que tous les citoyens et les citoyennes en font partie. Au contraire, elle constitue un moment de négociation entre des courants et des orientations politiques différents et parfois même contradictoires. D’une façon simplifiée, on peut diviser la société en deux groupes : ceux qui appuient la révolution et ceux qui sont contre. Mais, la révolution n’est pas non plus seulement un moment où l’on peut se rebeller contre des injustices sociales, économiques, environnementales ou judiciaires. Elle est aussi, surtout, l’occasion de présenter une vision pour remplacer une réalité précise. Dans ce contexte, le moment dit « 17 octobre » a été l’occasion de proposer une citoyenneté de rechange (par la base) et de tisser un nouveau contrat social (pour l’instant, un peu utopique) entre l’État et la société.
En d’autres termes, la politique (et avec elle la citoyenneté) ne se limitent pas strictement aux institutions constitutionnelles et officielles. Elles se développent aussi dans les institutions non-officielles (c’est cela la politique par la base). Selon le spécialiste en sciences sociales Assef Bayat, les individus effectuent une action politique à travers leurs pratiques quotidiennes ordinaires. A travers ces pratiques, ils prennent une initiative indépendante pour imposer une réalité politique donnée qui remplacerait celle qui est imposée par les institutions officielles.
A partir de là, les Libanais et les Libanaises de tous les âges et dans toutes les régions du pays ont pratiqué à travers les protestations du 17 octobre une citoyenneté par la base. Cette pratique a pris plusieurs aspects, à travers la revendication de droits civils, économiques, sociaux et environnementaux ou à travers une pratique participative dans toutes les places. Cette dernière pratique est basée sur la nécessité de privilégier l’intérêt général sur l’intérêt particulier.
De fait, lorsque les Libanais et les Libanaises ont réclamé la justice sociale ou qu’ils se sont constitués en groupes pour trier les ordures ménagères, ou encore lorsqu’ils ont installé les tentes pour pouvoir y mener des débats (sur les droits, l’intérêt public…), ils se sont transformés en acteurs politiques (indépendamment de leur statut légal, de l’étendue de leur sentiment d’égalité ou de leur représentation au sein des institutions constitutionnelles).
Cette approche se base sur l’idée selon laquelle les Libanais et les Libanaises ne se contentent plus de pratiquer une citoyenneté de rechange. Ils ont aussi conçu un nationalisme différent. Ce nouveau nationalisme est aux antipodes du nationalisme libanais traditionnel, basé sur « l’entente et la coexistence entre l’islam et le christianisme). Il s’agit même d’un nationalisme politique basé sur les droits et les devoirs et établit l’égalité entre les citoyens eux-mêmes et devant la loi. Le nationalisme traditionnel suppose que le contrat social est basé sur la coexistence entre les communautés et le partage du pouvoir entre elles, sur la base donc de l’appartenance confessionnelle. Le second, par contre, imagine un nouveau contrat social basé sur l’égalité entre tous les citoyens.
Certes, ce nationalisme et cette citoyenneté par la base sont encore marginaux. Ils en sont encore à un moment idéaliste où ceux qui ont contribué à les imaginer rêvaient d’un monde meilleur. Malgré tout, ce combat n’est pas seulement une réaction à une situation précise (la citoyenneté tronquée). Il peut constituer un élément essentiel dans le processus de changement. Plus même, il peut constituer le premier pas pour mettre au défi le contrat social confessionnel actuellement en vigueur.