Juste avant son centième anniversaire, le Liban a tiré la sonnette d’alarme sociale. Les habitants vivant sous le seuil de pauvreté sont passés de 28 à 55 %, alors que le nombre des personnes vivant dans la misère est passé de 8 à 23 %, par rapport à 2019 (1).
La crise économique et bancaire sans précédent a eu un terrible impact sur une réalité sociale déjà fragilisée. Ainsi, la détérioration du taux de la livre par rapport au dollar et le fait que les banques ont mis la main sur les avoirs des citoyens, en même temps que l’arrivée du Covid-19 à partir de février 2020 et la décision de fermeture totale du pays ont particulièrement affecté les citoyens. L’explosion tragique au port de Beyrouth est venue couronner cette série de crises. Elle a aussi entraîné d’immenses pertes au niveau des vies humaines, des biens et de l’infrastructure. Cette succession de drames va sûrement augmenter encore les chiffres de la pauvreté au Liban. Mais il faut cependant préciser que les inégalités sociales au Liban ne sont pas le résultat de cette situation particulière. Elles sont le fruit d’un système socio-économique basé sur la faiblesse de la protection sociale et des autres prestations qu’offre généralement l’État aux citoyens. Ce dernier a ainsi renoncé à son rôle central au profit du secteur privé et civil, qu’il s’agisse des confessions ou des partis.
Les crises successives ont mis en évidence les lacunes et les inégalités dans un système pourri par des années de politique sanitaire qui néglige le secteur public ou par une sorte de privatisation de la protection sociale et de santé. Nous avons assisté à un affaiblissement systématique de l’État au profit des leaderships confessionnels qui ont développé leur pouvoir à travers des associations de bienfaisance et religieuses.
Alors que l’État et les pouvoirs en place auraient dû faire face aux crises successives avec un plan exceptionnel et innovateur, ils se sont contentés de parer aux besoins essentiels sans chercher à suivre un plan précis ou à profiter de la mobilisation générale pour chercher à rééquilibrer les relations et tenter d’affaiblir les inégalités. Cela est apparu d’une façon flagrante lors de l’annonce de la mobilisation générale et le souci principal des autorités de limiter les libertés et de militariser la gestion de la crise, au lieu de chercher à traiter une situation sociale déplorable et d’assurer les droits fondamentaux à ceux qui les ont perdus dans le cadre de la tragédie du port.
Sauf que la situation exceptionnelle que nous vivons actuellement et la rapidité avec laquelle les inégalités s’accentuent exigent des mesures exceptionnelles s’inscrivant dans le cadre du concept de « l’État efficace ». En réalité, la mobilisation générale (qui a été prolongée jusqu’à la fin de l’année 2020) offre à l’État un éventail de mesures qui pourraient être prises pour préserver les droits fondamentaux, qu’il s’agisse du droit à la nourriture, à la résidence et à la santé. Il s’agit par exemple d’assurer les produits de base, de contrôler les prix et même de mettre la main sur les secteurs vitaux, comme celui des banques, des hôpitaux et du secteur hôtelier, ainsi que sur leurs ressources humaines afin d’exécuter les démarches nécessaires pour sortir de cette crise à volets multiples.
Au-delà des mesures de mobilisation générale, la gravité de la crise et l’ampleur des inégalités exigent une approche non traditionnelle et une pensée globale pour définir les foyers des inégalités au sein du système, et chercher des solutions sur le long terme. Le Liban est ainsi considéré comme un des pays du monde qui connaissent une grave disparité dans la distribution des richesses. Les chiffres présentés par l’ESCWA pour l’année 2019 montrent que 10 % des Libanais possèdent 70,6 % des richesses du pays. De même, le baromètre des inégalités serait de 81,9 % au Liban. Ce qui est une des moyennes les plus élevées dans le monde.
Par conséquent, on ne peut pas concevoir des politiques sociales efficaces si elles ne cherchent pas à combler ces fossés et à redistribuer de façon équitable les ressources (et les pertes) de l’après effondrement.
Parler aujourd’hui, d’une société plus juste ne peut pas se concrétiser si on ne cherche pas à définir les causes structurelles des inégalités. Parmi ces causes, les plus importantes sont le contrôle des monopoles dans les secteurs vitaux (Santé, Énergie, produits pétroliers, nourriture), en l’absence de tout contrôle et même de tout rôle de l’État. En même temps, celui-ci renonce à son rôle dans la protection des droits fondamentaux et dans celui de l’adoption d’une politique fiscale équitable. La politique fiscale actuelle compte à 80 % sur les taxes et impôts indirects qui touchent tous les citoyens de la même façon et ceux qui résident sur le territoire libanais, sans la moindre distinction qui prendrait en considération leurs revenus et leur niveau de vie. Traiter la pauvreté passe forcément par le fait de trouver des solutions à ses causes. L’une d’elles et sans doute la plus importante, est la possibilité de faire de grandes fortunes au Liban, alors qu’une partie de la population est dans le dénuement. C’est pourquoi la solution réside dans le fait d’adopter des politiques sociales de nature à construire un avenir plus juste, qui serait basé sur la solidarité sociale, comme pivot du nouveau système. Ce qui renforce l’importance de ce principe, c’est ce qu’on a vu, au cours des derniers mois, au niveau de la multiplication des initiatives personnelles ou collectives pour aider les personnes dont la vie et les biens ont été touchées par l’explosion du port. Des volontaires se sont proposé pour aider les citoyens, abriter ceux qui n’avaient plus de toit, assurer les besoins élémentaires spontanément. Cet esprit de solidarité devrait se refléter au sein de l’État, au niveau des structures mais aussi à travers les politiques sociales et économiques et les lois qui seront adoptées dans l’avenir. Ce principe de solidarité doit être adopté sur deux plans : celui des revenus d’abord et ensuite celui de la facture de la vie quotidienne frappant les couches sociales défavorisées.
Dans ce contexte, il faudrait aussi proposer le principe de la solidarité sociale dans le cadre des relations au travail, de sorte que le salarié ne supporte pas seul le poids de la crise économique. L’article 50 de la loi du travail pose des conditions au licenciement d’un travailleur. Le patron doit par exemple notifier le ministère du Travail un mois avant le licenciement, sinon celui-ci serait considéré comme abusif. L’employeur doit informer le ministère sur la façon de procéder au licenciement. Le ministère veille aussi à l’établissement d’un programme qui respecte l’ancienneté et la spécialisation du salarié, tout en tenant compte de ses conditions familiales et sociales. Cela signifie que la loi accorde un rôle central au ministère du Travail dans tout ce qui touche aux licenciements qu’ils soient individuels ou collectifs. Elle lui donne aussi la possibilité de surveiller la façon de mettre un terme à un contrat de travail dans le but de réaliser un minimum de solidarité entre le patron et le salarié.
Dans ce même esprit, il faut moderniser les filets de sécurité actuels de manière à les élargir, notamment le programme national d’aide aux familles les plus pauvres, en permettant à un plus large éventail de personnes d’en profiter. Il faut aussi songer à développer les services qui sont offerts dans le cadre de ce programme, de manière à réduire la facture alimentaire des bénéficiaires. On peut aussi songer à un plan pour mettre aux bénéficiaires de ce programme d’avoir accès à une résidence avec des facilités particulières. En même temps, on peut renforcer le contrôle sur les plus-values immobilières, investir dans l’infrastructure, notamment le réseau de transports en commun. On peut aussi contrôler les prix des produits de première nécessité, qu’ils soient alimentaires ou sanitaires. Enfin, il faut songer à briser les monopoles et les exclusivités, notamment concernant les produits de base comme les médicaments.
Mais le plus important reste la nécessité d’assurer un financement permanent à ce programme pour qu’il puisse se perpétuer.
En réalité, il est impossible d’assurer une telle continuité sans avoir jeté les bases d’une politique fiscale juste et ciblée. Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur les détails d’une telle politique, mais nous nous contenterons de donner quelques idées. Par exemple, celle d’un impôt progressif sur toutes les sources de revenus (y compris les biens immobiliers). Une autre idée pourrait consister à imposer une taxe sur les appartements vides dans le but de pousser à les louer ou à les vendre à des prix plus accessibles. Enfin, on pourrait aussi songer à une taxe de solidarité imposée aux plus riches qui serait utilisée en faveur des plus pauvres…
En vérité, il n’y a pas de solution unique pour limiter les inégalités. Mais ce qui est sûr, c’est que tous ces plans restent théoriques tant qu’il n’y a pas les structures politiques, professionnelles et syndicales capables de les porter et de réclamer leur application. Il faut donc que toutes ces parties sociales et autres soient en mesure de réclamer les droits à travers un discours fort et rationnel qui permette de relancer la logique de l’État. Ce serait certainement plus efficace que d’accorder de temps à autre des aides ponctuelles.
Il faut signaler dans ce contexte l’importance des initiatives lancées par de nombreux groupes pour créer un filet de solidarité entre les personnes lésées par l’explosion du port et entre les proches des victimes dans le but de créer une force sociale de pression.
Ce qui nous ramène au début de notre propos qui consiste à dire que la principale route vers la solution passe par la nécessité de nouer des alliances avec des groupes différents autour d’un projet politique et social. Ces alliances devraient englober tous les secteurs et toutes les régions et aller au-delà des clivages traditionnels.