La tragi-comédie des balles perdues

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Posté sur août 01 2017 9 minutes de lecture
La tragi-comédie des balles perdues
J’ai avec les balles perdues une histoire très personnelle : j'avais six ans quand j’ai été atteint par l’une d’entre elles qui, sans l'intervention de la providence, a failli me tuer. Durant la nuit du 19 juillet 1963, à la fête de la Saint Élie ou du prophète Élia, qui est l'un des saints les plus populaires auprès des chrétiens du Liban, nous célébrions mes frères et moi l’événement sur la terrasse de notre maison, mettant le feu aux pétards et allumant les bougies. Jusqu’au point où la fatigue aidant, nous sommes rentrés dormir sous une tente que nous dressions chaque été près de la vigne…

Cette nuit-là, de nombreux Libanais célébraient également un discours que venait de prononcer le président Fouad Chéhab, tirant en l’air et proclamant leur appui au chef de l’État. Une heure ne s’était même pas écoulée qu’une balle perdue est venue percuter un des piliers métalliques de la tente puis a ricoché sur moi pendant que je dormais profondément, me blessant à l’aisselle gauche qui a aussitôt saigné. Lorsque mon père et ma mère découvrirent la tache de sang sur mes draps, ils crièrent d’effroi. Mon père me transporta rapidement à bord de sa voiture chez un médecin tout proche qui habitait dans le voisinage.

Le médecin m’a bien examiné, il a observé la plaie et pensé de prime abord que la balle n’avait fait qu’effleurer l’aisselle, sans pénétrer plus profondément. Il en était d’autant plus convaincu que mon état général était parfait, avec juste une blessure au-dessous du bras. Après avoir nettoyé et pansé la plaie, il a demandé à mes parents de me ramener à la maison et de me maintenir en observation. Au cas où un nouveau développement survenait, il fallait me transporter rapidement à l’hôpital. Il a ajouté qu’il m’accompagnerait le lendemain matin à l’établissement pour une radiographie de contrôle, afin d’obtenir des assurances définitives concernant la balle.

Le jour suivant, comme prévu, je passai la radio et il s’est avéré que la balle m’avait transpercé l’aisselle, puis glissé jusqu’aux muscles de ma cage thoracique où elle s’était logée. Le médecin dit aussitôt à ma mère d’une voix haute : « Ce qui s’est passé avec votre fils est un miracle ! La balle a quasiment frôlé le cœur et les artères sans les toucher ». Il y avait à peine l’épaisseur d’un cheveu entre le projectile et mon cœur. Un miracle…

Ce jour-là, je l’avais vraiment échappé belle, sans avoir jamais pris ne serait-ce qu’un seul comprimé de médicament, comme me l’a raconté ma mère. Cependant, les médecins ont continué à m’observer pendant des années de crainte que la balle, encore logée jusqu’à aujourd’hui dans ma poitrine, ne se déplace.

Ma mère décida alors de faire un vœu auprès de Saint Élie, qui dans sa miséricorde m’avait sauvé. Depuis ce temps, Saint Élie était devenu mon protecteur permanent, jusqu’à il y a quelques années lorsque j’avais renié ma foi avant de l’embrasser à nouveau, mais ceci est une autre histoire.

La balle perdue qui m’a touché a suscité chez moi une grande peur des tirs, qu’ils soient aveugles ou pas. Jusqu’à maintenant, je ne supporte pas d’entendre les coups de feu, et tout le long de nos guerres libanaises j’ai beaucoup enduré face à cette frayeur. Et jusqu’à maintenant encore, à chaque fois que j’entends des tirs je me cache. Je ne sais si je suis lâche, mais j’estime que pareille lâcheté est très légitime.

Les Libanais ont la passion du tir. On pourrait même dire qu’il s’agit de leur passe-temps favori. Un loisir étrange rarement prisé par les peuples. Ils aiment tirer en toutes circonstances : mariage, naissance, funérailles, réussite aux examens scolaires… Parfois, les Libanais n’attendent même pas l’occasion. Ils tirent en l’air lorsque l’un de leur leader prononce un discours incendiaire, savourant ce qu’ils considèrent comme une victoire. D’ailleurs, ils sont toujours à la recherche de victoires, mêmes imaginaires, pour tirer. C’est une maladie qu’ils ont naturellement dans le sang, et que la plupart d’entre eux ont héritée de leurs parents et grands-parents. Imaginez que des citoyens attendent le survol au-dessus du Liban des nuées d’oiseaux migrateurs pour leur tirer dessus à balles réelles. Oui, à balles réelles avec des armes de guerre, pas des fusils de chasse, tout en sachant que ces volatiles ne sont pas comestibles.

Des Libanais « inconscients ». C’est ainsi que je les ai qualifiés et continuerai à la faire sans hésitation. Ils ne se soucient nullement des victimes innocentes qui tombent, entre tués et blessés, du fait de ces tirs criminels. Comme s’il s’agissait d’ennemis et non de frères au sein de cette patrie. Et le pire est que ces gens-là, loin de se rendre compte et d’en être dissuadés, insistent à poursuivre cette pratique mortelle. Ils ont plaisir à entendre le sifflement des balles et admirer le tracé des projectiles, surtout la nuit quand ceux-ci dessinent des traits lumineux dans le ciel. Et je me souviens encore de certains Libanais qui tiraient ce qu’on appelle des « balles traçantes », le cœur empli de joie.

Il y a un mois, le cinéaste libanais Philip Aractingi avait lancé une campagne via Facebook et les réseaux sociaux contre ces tirs aveugles au Liban, après qu’une balle perdue eut brisé la vitre d’une fenêtre de son appartement et a failli atteindre son fils qui s’en est miraculeusement sorti. Le célèbre réalisateur, qui avait couvert les différentes péripéties de la guerre libanaise dans un important film intitulé « Sous les bombes », a publié la photo de la vitre brisée traversée par la balle et les dégâts occasionnés à l’intérieur de la chambre. Dans le texte qu’il a également publié, il dénonce le « criminel » et appelle à faire face à cette pratique barbare qui continue d’avoir cours au Liban.

Moins de vingt-quatre heures après le début de cette campagne, chaleureusement accueillie par les internautes, une jeune fille tombait victime d’une autre balle perdue, alors qu’elle se trouvait au balcon de son appartement, dans le quartier de Tarik Jédidé. Elle est morte sur le coup. Auparavant, une autre jeune fille du nom de Sara Sleiman a été tuée à Zahlé par une balle perdue. Au lendemain de son décès, ses parents ont distribué un émouvant testament qu’elle avait écrit et dans lequel elle faisait don de ses organes aux personnes qui en ont besoin.

Une autre fois, plus de cinq civils ont été touchés en vingt-quatre heures dans diverses régions. En fait, on ne recense plus au Liban les noms des victimes des tirs en l’air : ceux qui tombent du balcon de leur domicile, en marchant sur le trottoir, dans les places publiques, les écoles… Même la Sûreté générale ne possède pas les chiffres exacts du nombre des victimes, lesquelles vont en augmentant. Et en dépit des appels lancés ici et là, assortis de campagnes musclées des forces de l’ordre, les amateurs de coups de feu insistent à poursuivre sans retenue leur action criminelle.

Il n’est pas étonnant en tout cas que cette funeste pratique s’étende à toutes les régions libanaises. Les férus de tirs à l’aveuglette appartiennent à toutes les communautés et confessions et tous se rejoignent autour de cette coutume, considérée comme une pure tradition populaire remontant à bien avant la guerre civile. Les coups de feu doivent accompagner toutes les occasions quel que soit leur nature : tristesse, joie ou « lutte » politique… Ainsi, les noces ou les obsèques ne sont jamais complètes sans tirs à balles réelles. Seules les armes à feu confèrent à ces manifestations un halo de respect et de fierté. Certains de ces passionnés de tirs ne ratent pas une occasion pour utiliser leurs armes. Durant la nuit du Nouvel-An, les fêtards sortent leur panoplie et font feu dans la liesse. Une fois, une femme a été vue sur une des chaînes de télévision, tenant en main une mitraillette en affirmant : « Il ne saurait y avoir de Saint-Sylvestre sans tirs, le bruit des balles est enchanteur ».

Le plus surprenant est que les gardes du corps et les accompagnateurs de certains dirigeants politiques n’hésitent pas à sortir leurs armes à maintes occasions, notamment si leur chef a prononcé un discours patriotique enflammé. Face à cette pratique, certains ont entrepris de remplacer les armes par des pétards et des feux d’artifice, une habitude à l’origine très prisée des Libanais les jours de fêtes et de célébrations, l’essentiel étant que la poudre et les pétarades se fassent entendre.

Le 30 novembre 1949, l’écrivain Fouad Sleiman s’est déchaîné dans un article en première page du quotidien an-Nahar contre les tireurs de balles en l’air, les accusant de mépriser les balles qui ont contribué à façonner les plus importantes révolutions et libérations des patries et des peuples à travers l’histoire. Il a ainsi écrit : « Balles, combien vous êtes méprisables au Liban ! Balles de mon pays, que vous êtes bon marché ! Dans mon pays, votre héroïsme est humilié ».

Cette pratique funeste et criminelle n’est pas nouvelle. Loin d’être le résultat de la guerre civile libanaise et des multiples guerres qui ont suivi, elle constitue une véritable tradition dans ce pays. On raconte ainsi que les grands parents évoquaient les balles qu’ils tiraient dans tous les sens en s’exclamant : « Quel son affectueux ! ».

Un bien étrange phénomène, que cette pratique des tirs aveugles au Liban. Mais quelle jouissance le sifflement des balles peut-il procurer à ces inconscients ? Quel plaisir peuvent tirer ces criminels en tuant de façon aléatoire des innocents ? Les Libanais utilisent les armes à feu non pas pour manifester leur joie, mais pour envoyer aux autres – quelques soient ces autres – un message signifiant qu’ils ont des armes et qu’ils sont prêts. Cette funeste tradition a été transmise à travers des générations qui ont vécu des séries de conflits civils, puis s’est consolidée au cours de la guerre libanaise, laquelle n’a pas encore connu son véritable épilogue, ses interrogations restant toujours posées à défaut de connaître des réponses transparentes.

Il m’a toujours semblé que la paix civile ne sera véritablement enracinée que lorsque tous le Libanais oublieront cette passion des tirs aveugles et se débarrasseront définitivement de leurs armes individuelles. Il incombe à l'État de les convaincre et de leur prouver que lui seul est la référence et le sanctuaire.

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