Une amplification, pour le moins douteuse, du nombre annuel de naissances d’enfants syriens au Liban est ainsi constatée. Selon certains, le nombre de nouveau-nés syriens au Liban aurait franchi le seuil des 300 000 par an alors qu’en réalité, il ne dépasse pas les 24 000 selon les statistiques du Haut-Comité de secours (HCR). Le chiffre est ainsi amplifié plus de douze fois, favorisant une sorte de panique autour d’un éventuel changement démographique dans le pays. Dans le même ordre d’idées, on prétend que tous les Syriens présents au Liban sont des éléments armés professionnels, capables de contrôler le territoire libanais, contredisant de la sorte, voire rejetant les statistiques officielles selon lesquelles 80 % des réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR sont des femmes et des enfants.
D’autres font exprès de généraliser. Tous les Syriens deviennent ainsi des propriétaires d’établissements de commerce ou des travailleurs faisant la concurrence aux Libanais, alors qu’en réalité, une partie infime de Syriens, ne dépassant pas les 6 % selon une étude visant à évaluer les faiblesses des réfugiés syriens en 2016 a ouvert de petits commerces qui les aident à subvenir à leurs besoins, tandis qu’une autre minorité minuscule exerce une profession libérale. Dans le même temps, on s’emploie à décrédibiliser le volet humanitaire de la crise des réfugiés en prétendant que la majorité d’entre eux vendent les aides qui leurs parviennent ou bien qu’ils circulent facilement entre la Syrie et les pays qui les accueillent, alors que les données recueillies prouvent que la majorité écrasante de Syriens installés au Liban ont fui une violence incomparable. Dans leur majorité, soit 71 % selon les statistiques du HCR, les déplacés vivent sous le seuil de pauvreté et ont contracté des dettes auprès de leurs proches et de leurs hôtes libanais. Ils luttent au quotidien pour subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs familles respectives.
La plupart du temps, l’exagération et la généralisation sont associées dans une sorte de scénario catastrophe dont le résultat direct est d’exacerber la phobie démographique de certains groupes de Libanais et d’alimenter l’imaginaire avec des épisodes tirés de la guerre civile, qui reprennent des invasions de groupes armés, tout en développant la peur des Syriens en gonflant la concurrence qu’ils font aux Libanais sur le marché local du travail. Toujours en fonction de ce scénario catastrophe, on se plaît à nourrir « la terreur » – une terminologie employée par un quotidien émergent et reprise par une chaîne de télévision pionnière – et à employer des expressions sous-entendant d’éventuelles implosions, de bombes à retardement, voire une extermination, comme l’a laissé entendre un autre quotidien réputé, dans un titre en manchette.
Il est aujourd’hui primordial de réorienter le débat autour du dossier des réfugiés syriens, loin de toute provocation populiste, de réflexion discriminante et de positions politiques qui jouent sur les fibres de la xénophobie, et qui alimentent ainsi la haine du réfugié et l’élimination de l’autre. Il serait plus judicieux de procéder à une approche scientifique et professionnelle du dossier, en fonction de stratégies ciblées fondées sur des données réelles sur le terrain. Ces stratégies doivent rendre possible une projection sur l’avenir, dans la mesure où elles reposent sur une base solide et réelle. Il appartient au gouvernement d’assumer ce rôle, dans le contexte d’une vision claire de la manière avec laquelle ce dossier et les solutions envisagées devraient être gérés. Malheureusement, ce rôle fait toujours défaut.
L’approche proposée devrait ainsi avoir pour point de départ une enquête sur le terrain et une compréhension du contexte géographique local de la présence syrienne au Liban. C’est à ce moment-là qu’il apparaîtra clairement que la majorité des réfugiés syriens, des gens pauvres et démunis, sont installés dans les régions, les localités et les banlieues les plus pauvres du Liban.
Ils louent des habitations modestes et effectuent des travaux qu’ils avaient l’habitude d’entreprendre avant la crise, dans les domaines du bâtiment ou de l’agriculture. Ils occupent en outre d’autres emplois lâchés par les Libanais qui ont fini par les confier à des ouvriers pauvres venus d’autres contrées, mais sur lesquels la demande de la main d’œuvre syrienne s’est accrue après la crise. Ce que les Nations Unies ont convenu d’appeler « les communautés hôtes » sont à la base démunies. Historiquement, elles étaient oubliées par le pouvoir central libanais et ses institutions. La fragilité de l’économie locale et le manque d’opportunités de travail dans la Békaa, le Liban-Nord et les banlieues de Beyrouth et de Tripoli ne sont pas nouveaux. Sauf qu’ils ont été mis en relief avec l’afflux important de réfugiés syriens.
Parallèlement, Il est nécessaire d’opérer une projection sur l’avenir sur la base de données et de statistiques scientifiques qui se dégagent, comme nous l’avions précisé plus haut, d’une compréhension du contexte local. Une projection fondée sur la connaissance, mais aussi sur une analyse historique de la politique économique des milieux géographiques qui accueillent les réfugiés, nous permettra de déterminer la nature même de la crise ainsi que les scénarios possibles. Elle permettra aussi d’évaluer la présence de lignes de fractures économiques et sociales au sein des communautés hôtes. Celles-ci peuvent apparaître si les politiques mises en vigueur n’en tiennent pas compte.
Les principales lignes de fractures apparaissent au niveau des jeunes qui n’ont pas eu droit à une éducation universitaire ou professionnelle. Il est fort possible qu’elles se creusent avec l’accroissement de la concurrence sur des opportunités de travail limitées, voire pratiquement inexistantes. Historiquement, les institutions publiques ne se sont jamais souciées de manière méthodique, soit sérieusement, du dossier des opportunités de travail pour les jeunes Libanais, notamment dans les régions les plus démunies, c’est-à-dire celles qui accueillent aujourd’hui les réfugiés syriens.
Quelques statistiques, qui ne sont pas nombreuses, permettront de comprendre le cœur du problème : sur 23 000 emplois dont le Liban a besoin par an, 3 400 opportunités de travail sont créées selon les estimations de la Banque mondiale, ce qui conduit à l’émigration de nombreux jeunes, notamment parmi les diplômés. Le Liban perd de ce fait un capital humain important.
L’absence d’opportunités de travail pousse en outre de nombreux jeunes à travailler dans un secteur non structuré, d’où le fait que la moitié des personnes économiquement actives ont des emplois sans contrat de travail et sans couverture sociale. Cette situation s’est aggravée à partir du moment où de nombreux Syriens se sont intégrés aux forces actives, à un âge très jeune, en raison du décrochage scolaire ou du besoin de soutenir matériellement leurs familles.
Une des conséquences sociales possibles de ces lignes de fracture, serait l’éventuelle émergence de tensions entre les jeunes de différentes nationalités (libanais et syriens, syriens et palestiniens, syriens et syriens). Le sentiment de rivalité serrée sur des opportunités de travail maigres peut paver la voie à des frictions et des conflits. Mais le plus grave serait que ce sentiment soit alimenté par un discours raciste qui jette tout le blâme sur les réfugiés en les présentant comme étant des « voleurs d’emplois ». Un sentiment d’insécurité risque d’exacerber l’agressivité des Syriens et de favoriser chez certains une violence qui commence d’ailleurs à apparaître dans certaines régions et même sur les réseaux sociaux. La violence verbale et les comportements haineux sont répandus sans aucun garde-fou moral.
Quelles sont les solutions possibles ?
1- Réduire la tension en orientant le débat vers des politiques de règlement, loin de toute politisation, parce qu’une politisation du dossier des réfugiés syriens ne peut que créer davantage de tensions. Une exploitation populiste du dossier pourra faire gagner à des blocs politiques quelques sièges parlementaires, mais elle exposera le pays au risque de crises civiles et régionales ouvertes.
2- L’éducation avant tout : le fait de lutter contre le décrochage scolaire des enfants syriens et libanais (même s’il est plus limité chez les Libanais) permet d’atteindre plusieurs objectifs, les plus importants étant d’assurer un enseignement adéquat à des enfants et des jeunes pour leur permettre d’accéder aux universités et aux instituts techniques, mais aussi de les éloigner du danger du travail précoce et de ses implications sur eux-mêmes et leurs communautés respectives.
3- Lancer et encourager des projets économiques communs entre des investisseurs libanais et syriens dans les communautés qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés. Des projets productifs sont susceptibles de créer des opportunités de travail pour tout le monde, Libanais, Syriens et Palestiniens, et de faire bouger et développer l’économie locale.
Pour paver la voie à des solutions sérieuses de la crise des réfugiés syriens au Liban, il est impératif d’avoir une vision à long terme qui devrait commencer par la compréhension des lignes de fracture qui commencent à émerger, et qui serait suivie d’un règlement de ses incarnations par le biais de projets et de programmes ciblés, dans le contexte géographique local propre aux lieux d’accueil des réfugiés. Il est tout aussi nécessaire, dans ce contexte, de tenir ce dossier à l’abri du jeu politique libanais, dans son sens étriqué, et de renoncer aux discours populistes qui font assumer aux réfugiés la responsabilité de tout ce qui est négatif dans le pays.