On pourrait croire que cet accent inventé par les Arabes à travers la télévision est facile au premier abord. On penserait qu’il suffit d’imiter les présentateurs et les comédiens. La réalité est moins évidente lorsque l’on se retrouve entouré de natifs de cette langue : écouter ce dialecte « en direct » vous incite à la prudence, de peur d’attirer les sarcasmes. Ainsi, on commence à multiplier les interrogations : dans quel sens le Libanais utilise-t-il tel ou tel terme qu’on n’a jamais entendu, avant qu’il ne soit remplacé dans les médias et la chanson par un mot plus facilement compréhensible par le plus grand nombre ? Sans oublier la difficulté occasionnée par l’introduction dans ce dialecte de termes étrangers, anglais ou français, que le Libanais est seul à employer dans la région, et qu’il réactualise chaque quelque temps. Le Syrien, habitué à s’exprimer exclusivement en arabe durant toute sa vie, a du mal à suivre ces changements.
Pour leur part, les Syriens originaires des régions limitrophes trouvent plus facile de capter cet accent. Il leur suffit de quelques modifications dans la prononciation, de remplacer certains termes par d’autres, pour s’aligner sur l’un des dialectes du territoire libanais, étant donné que ceux-ci varient d’une région à l’autre du pays.
Malgré ce rapprochement naturel avec le Liban, certains habitants de ces régions limitrophes ont préféré, bien au contraire, cultiver l’accent syrien type, qui est celui de la région de Damas. Ainsi, mon ami Johnny, qui me paraît quelque peu conventionnel, a préféré s’en tenir à l’accent damascène. Il m’a raconté son entretien d’embauche avec le directeur d’une société dans la région de Kaslik, détaillant un certain nombre de critères pour être retenu. Face à son recruteur, il n’a pas utilisé un seul mot libanais, pourtant plus proche de son dialecte natal, préférant adopter l’accent damascène.
De mon côté, un jour que j’étais entré dans le bureau de l’un des directeurs de marchés avec lesquels je collabore en tant que chercheur dans le domaine de la qualité à Beyrouth, je me suis présenté dans une langue embrouillée, où se mêlaient mon dialecte natal et quelques mots de libanais. Ce qui avait ajouté à ma confusion, c’était la nécessité d’agrémenter mon discours de quelques phrases en anglais, indispensables pour définir ma ligne de travail. Pour le directeur, non seulement mon accent était étranger, mais mon prénom l’était également. Résultat : il m’a pris pour un Jordanien ! En effet, pour lui, « Kinan » est le terme utilisé en Jordanie pour désigner les jeunes garçons…
Plusieurs études montrent que les personnes qui font preuve d’une grande capacité à apprendre des langues et des dialectes différents sont souvent caractérisées par leur ouverture d’esprit envers l’autre et leur aptitude à nouer de nouvelles relations, tout comme elles s’intègrent plus facilement dans de nouvelles sociétés. Ces mêmes études notent que les femmes ont davantage de facilité que les hommes dans ce domaine.
Quand on observe l’expérience des réfugiés irakiens au Liban, éloignés de leur pays depuis plus de quatorze ans pour certains, on note un niveau d’intégration bien inférieur à celui des Syriens, établis dans le pays durant les cinq dernières années. Dans les banlieues-est de Beyrouth, à Sad el-Bauchrieh, Sabtié et Jdeidé, on entend davantage d’accents irakiens que libanais ou syriens. Ce sont dans ces quartiers, en effet, que se sont installés des groupes d’Irakiens assyriens, chaldéens et syriaques, en raison de la proximité des évêchés de ces communautés religieuses. Or il n’y a nulle trace du dialecte libanais dans leur langage, et aucun mélange irako-libanais comparable à celui qui a été capté par les Syriens en moins de temps. Certains en attribuent les causes au fait que ces Irakiens portent en eux, depuis des milliers d’années, un mélange ethnique qu’ils ont ramenés au Liban, et qui contribue à leur ghettoïsation dans ces quartiers.
Parler libanais donne à l’étranger une capacité d’adaptation non négligeable dans des domaines professionnels où le recrutement de Libanais est pourtant prioritaire. Voilà pourquoi certains constatent qu’à compétence égale, le Syrien prend souvent l’avantage par-rapport au Libanais, dont il est le plus grand compétiteur étranger, dans des domaines où les employeurs n’insistent pas trop sur certains critères comme les langues étrangères ou l’expérience sur le marché local du travail… Le Syrien accepte souvent un salaire moins élevé que le Libanais, supporte des heures de travail supplémentaires, et gagne ainsi sur les deux tableaux. C’est une des réalités avec lesquelles les Libanais ont dû se familiariser ces dernières années.
Malgré cela, parler libanais à la perfection est perçu par les Libanais eux-mêmes comme un signe positif, notamment dans le cas de ressortissants syriens qui trouvent généralement d’autres moyens de s’intégrer que la langue. Les Libanais, de toute évidence, ne sont pas condescendants envers ceux qui essaient de capter leur dialecte, étant donné que les peuples ont naturellement tendance à apprécier ceux qui cherchent à embrasser leur culture. Mais pour certains, notamment ceux qui ont dépassé la notion d’identité et d’appartenance nationales, l’accent étranger ne devrait pas constituer un obstacle à la communication.
Toutefois, pour le Syrien, les portes qui s’ouvrent au Liban avec l’adoption du parler libanais en referment d’autres dans son milieu social d’origine. Les rencontres avec la famille ne se passent plus, dans son cas, sans commentaires sarcastiques sur sa nouvelle façon de parler, à chaque terme libanais employé. Il se retrouve souvent en train de se justifier, et de se sentir dans la position de celui qui a trahi ses origines.
Un ami syrien en a fait l’amère expérience : les habitants de son village natal se sont moqués de son nouvel accent libanais sur Facebook. Il s’en est trouvé embarrassé auprès de sa fiancée qui lui a demandé d’abandonner cet accent, afin d’éviter les sarcasmes des amis.