Il a ainsi été plusieurs fois arrêté à des barrages militaires, où il a été interrogé sur son travail et son permis de séjour, qui a fini par lui être retiré. Ces arrestations successives ont fait naître en lui un sentiment d’insécurité et d’instabilité, qui l’a mis dans un état de peur excessive et de volonté de fuir vers l’inconnu.
Un incident a rendu la vie impossible à Khalil au Liban, et l’a poussé à voyager au Soudan, l’un des seuls pays qui accueille les ressortissants syriens sans visa. Il s’est ensuite dirigé vers l’Irak, puis la Turquie, et ensuite la Suède en passant par la Grèce et l’Allemagne, encourant tous les risques d’un tel périple, qui vont de l’exploitation au trafic d’êtres humains. « Je souffrais beaucoup, raconte Khalil. À chaque fois que je décrochais un emploi, j’étais obligé de subir des agressions verbales, beaucoup d’insultes, des refus, du harcèlement. Je ne jouissais d’aucun droit de travail. Je ne pouvais pas m’absenter, même en cas de maladie. Le salaire était très bas et variait selon l’humeur de l’employeur. Ce que j’ai vécu au Liban se résume en un mot : injustice. »
Les réfugiés syriens ont subi d’intenses pressions psychologiques et sociales, découlant d’une part de ce qu’ils ont subi des suites de la guerre en Syrie, et d’autre part des difficultés économiques durant leur séjour au Liban. À ces pressions s’ajoutent actuellement d’autres facteurs qui aggravent les répercussions négatives sur la communauté syrienne, notamment les mesures de sécurité et les modifications continuelles dans les procédés d’octroi de permis de séjour et de permis de travail à l’intention des Syriens.
Seuls la stabilité psychologique, professionnelle et sociale, et le sentiment de sécurité sont susceptibles de donner aux réfugiés syriens la possibilité de s’adapter au Liban hôte. En l’absence d’une telle stabilité, le déséquilibre gagne les communautés de réfugiés, à plusieurs niveaux.
L’application des lois qui régissent les formalités de permis de séjour et de travail des Syriens transforment le Liban en un lieu de résidence forcé où les déplacés syriens n’ont plus aucune latitude de prendre des décisions concernant leur vie. Un facteur auquel s’ajoute leur inaptitude à se déplacer et à travailler. Toutes ces variations qui affectent leur vie au Liban ont de nombreuses conséquences psychologiques sur les individus comme sur les groupes. Un autre facteur doit aussi être pris en compte, celui de l’augmentation du nombre des non-inscrits, sur lesquels les autorités n’ont aucun pouvoir, et qui constituent un terreau plus fertile au crime et les écarts moraux, comportementaux et violents dans la société.
Toutes ces répercussions provoquent automatiquement des tensions qui finiront par provoquer une explosion à n’importe quel moment, enflammant un conflit aux dimensions multiples. Parmi ces répercussions, nombre de troubles psychologiques, dont le plus récurrent est l’anxiété. Cela est principalement dû à l’angoisse de l’avenir et la peur des arrestations et de la précarité financière. Omar, un jeune qui vit à Tripoli depuis 2012 confie : « Je ressens d’énormes pressions morales dès que je me déplace à Tripoli. L’énergie que je dépense pour faire face à cette inquiétude née de mon statut illégal, j’aurais pu l’investir dans un travail qui m’assurerait un avenir. »
L’anxiété est considérée comme un malaise psychique aux conséquences graves, qui peut souvent se développer en trouble psychique aux répercussions physiques et morales. Les personnes touchées souffrent alors de perturbation du sommeil, de perte d’énergie dans les tâches quotidiennes, de dépression et, dans certains cas extrêmes, de tendances suicidaires.
Les sentiments de déception et de désespoir sont considérés, pour leur part, comme des malaises psychologiques qu’exacerbe la menace permanente. Ce sentiment continuel d’insécurité conduit à une augmentation des secrétions de norépinephrine, de cortisol et d’adrénaline, trois hormones sécrétées par le système nerveux lorsqu’il s’agit d’affronter ce qu’on appelle le « flight or fight » (fuite ou lutte). Quand le système nerveux déclenche ce procédé, chaque personne réagit à sa manière, soit privilégiant la fuite en se réfugiant dans la dépression, l’isolement et le retrait de toute confrontation, soit recourant à la lutte qui peut prendre la forme de conflits. Dans le cas des réfugiés syriens, ce conflit peut éclater à l’intérieur même de leurs collectivités, ou avec la collectivité libanaise hôte.
De plus, il est impossible d’aborder la question des répercussions psychologiques des pressions légales exercées au Liban sur les réfugiés syriens, sans évoquer leur marginalisation morale et leur tendance à s'impliquer dans des activités à caractère illégal, surtout quand les autorités sont incapables de les poursuivre en raison de leur clandestinité. Les déplacés syriens, suite aux expériences choquantes qu’ils ont vécues, sont plus susceptibles que d’autres à s’intégrer rapidement dans des environnements qui ne conviennent pas à leur situation, par désir de se réaliser, surtout quand il s’agit d’améliorer leur rendement économique et aider leur famille.
L’application de lois strictes qui limitent leur déplacement, leur accès à un permis de séjour et leur embauche, fait naître en eux une volonté immense de se réaliser, et un sentiment de culpabilité envers la famille et la société, qui poussent les plus jeunes à se réfugier dans des choix considérés comme violents ou illégaux en vue de se faire un peu d’argent. Dans une étude effectuée par l’organisation « International Alert » en 2016, il s’avère que la plupart des jeunes Syriens considèrent la vie au Liban comme un fardeau, et ne voient d’autre solution que l’émigration vers un pays qui leur assure leurs droits ainsi qu’à leurs familles. Ces jeunes estiment que le Liban n’est pas un pays où l’on peut vivre dignement, en raison des pressions exercées sur eux. Ce sentiment de désespoir, et l’impuissance à y changer quoi que ce soit, ont ôté tout sens à la vie des réfugiés syriens, et les rend incapables de s’intégrer dans leur nouveau milieu, ce qui les transforme en bombes humaines à retardement.
Plus encore, les pressions psychologiques dont souffrent les réfugiés syriens au Liban contribuent à exacerber leur sentiment d’oppression, ce qui conduit directement à creuser le fossé qui les sépare de la société libanaise. Ainsi, les Syriens considèrent la société libanaise comme discriminatoire et insensible à leurs souffrances humanitaires. Ce sentiment influe sur les relations et les liens sociaux entre les deux sociétés, qui se transforment de facto en relation victime-bourreau-sauveteur. De ce fait, la victime, représentée par la société syrienne, cherche à fuir le bourreau, représenté par la société libanaise, par l’intermédiaire du sauveteur qui prend des formes diverses, comme la fuite par des voies illégales hors du pays, là où ces réfugiés risquent la mort par noyade et se trouvent à la merci de trafiquants d’êtres humains.
Ces réfugiés se rassemblent aussi parfois en sociétés marginalisées et isolées à l’intérieur de la société libanaise, obéissant à leurs propres règles, échappant au contrôle de toute institution officielle, à l’instar de ce que sont devenus certains camps palestiniens qui ne sont pas soumis à l’autorité de l’État libanais. Ces sociétés sont souvent marquées par la pauvreté, le besoin et la criminalité, sans compter le travail des enfants ou encore le mariage précoce. Autant de facteurs qui menacent la stabilité et la sécurité de l’État sur les plans économique, politique et social.
Au final, l’État libanais devrait prêter attention à ces facteurs et les traiter de manière sérieuse avant qu’ils ne prennent de l’ampleur et ne se transforment en phénomènes incontrôlables qui déclencheront des conflits internes entre les sociétés libanaise et syrienne, dont les conséquences pourraient être imprévisibles. Des pressions accrues sur une société opprimée et réfugiée peuvent augurer d’une explosion sociale, dont il serait difficile de traiter les effets par les moyens actuellement disponibles.