Dans ce contexte, les anciens loyers assurent un logement à plus d’un demi-million de personnes dans les grandes villes libanaises. Beyrouth en a la plus grande part (près d’un quart de million) et elle est suivie par Tripoli. Mais depuis la dévaluation de la livre libanaise pendant la guerre civile, la loi sur les loyers a suscité une grande controverse entre les propriétaires de ces appartements et ceux qui y habitent, car le loyer initial a perdu de sa valeur. La situation est devenue encore plus compliquée en raison des politiques de l’après-guerre qui ont permis au secteur privé de devenir le premier pourvoyeur de logements, tout en imposant un modèle économique basé sur la promotion immobilière sans garde-fous.
Avec l’opération de restructuration de l’État qui a eu lieu dans les années 90, les vieux loyers (encore basés sur le système de contrôle des baux imposé par l’État, qui avait permis à de nombreuses familles de s’installer dans la capitale avant la guerre) sont devenus un vrai problème que tous les projets de loi qui ont été présentés n’ont pas réussi à résoudre. En 1992, le système de contrôle des baux dans les nouveaux contrats a cessé d’avoir cours. L’État a ainsi renoncé à un contrat social en matière de logement qui était resté en vigueur pendant près de 50 ans, alors que le problème des anciens contrats a été laissé de côté. A partir de ce moment, l’affaire des anciens loyers a été associée à la revendication en faveur de logements abordables et convenables. L’adoption d’une politique de logement basée sur des considérations sociales est devenue une sorte de carnet de route pour aboutir à une solution équitable du problème des anciens loyers.
Mais cette problématique a pris une nouvelle dimension avec la hausse astronomique des prix de l’immobilier, qui a ouvert la perspective de réaliser des bénéfices énormes avec l’évacuation des anciens locataires. En principe, les anciens locataires étaient indemnisés et devaient recevoir un montant s’élevant à 40 % de la valeur du logement. Cette équation a annoncé la victoire de la valeur financière de la maison (ou de l’appartement) sur sa valeur sociale. Les résidents de la ville ont ainsi pu assurer leurs dépenses de base dans l’absence de sécurités sociales dans tous les domaines : éducation, santé, retraite et logement.
En mai 2014, une nouvelle loi sur les loyers a été adoptée et présentée comme « la » solution au problème des anciens loyers sous le slogan de l’équité en faveur des anciens propriétaires. Mais cette loi a été adoptée sans aucune étude du nombre de locataires et de propriétaires, de leurs conditions socio-économiques, ou de la composition résidentielle de la ville. Avec l’adoption de ce texte, le discours général dans ce dossier s’est polarisé sur la dichotomie locataire-propriétaire, occultant le rôle des pouvoirs publics dans le déroulement de cette crise. D’un autre côté, plusieurs études, dont celle du Legal Agenda, ont mis en évidence le fait que la nouvelle loi profite principalement aux détenteurs de grands capitaux. Selon le rapport de ce dernier, la loi prévoit dans les détails des procédures très complexes et coûteuses dont les méandres posent des conditions favorables aux conflits et aux affrontements entre propriétaires et locataires. L’étude précitée aboutit à la conclusion suivante : la loi est un symptôme de « la puissance de l’engagement du Parlement à donner l’avantage aux détenteurs de grands capitaux et à leurs intérêts, même si cela se fait aux dépens de la mission première de l’État qui est celle d’assurer la stabilité et l’harmonie sociales. »
L’avenir de la cité et la cohésion sociale
Les quartiers habités par les anciens locataires se distinguent par la diversité de leur composition sociale en termes de revenus, de confessions, de communautés, d’origines et de nationalités. De plus, l’histoire culturelle et urbaine des quartiers est intimement liée à leurs anciens habitants. Ces quartiers sont ainsi les derniers témoins des relations sociales et économiques qui ont été déchirées par la guerre civile. En même temps, ils permettent à une couche variée de la population de pouvoir habiter en ville. Ainsi, ils représentent un potentiel de diversité et d’intégration. Malgré le fait que Beyrouth abrite des habitants de différentes nationalités et appartenances, les transactions foncières et le développement immobilier, ainsi que le marché du logement, ont produit de nouvelles lignes de démarcation entre les quartiers. L’évacuation des anciens locataires complète donc la transformation des quartiers en foyers de gens fortunés, répartis selon leur appartenance confessionnelle. La ville est ainsi devenue une occasion d’augmenter la fortune des élites, tout en reflétant les rivalités politiques entre les partis au pouvoir. En parallèle, les autorités publiques renoncent tout rôle dans l’organisation du logement selon une vision urbanistique qui conserverait l’environnement bâti historique et renforcerait la cohésion sociale. De plus, elles ont effectivement retiré les sécurités sociales et mis en péril la sécurité du logement. Ce retrait de l’État entraîne une plus grande influence des autorités confessionnelles et de leurs géographies respectives, ainsi qu’une baisse du rôle de la citoyenneté dans la construction de la paix civile.
La nouvelle loi reporte donc le mandat de l’autorité judiciaire envers la préservation des intérêts des détenteurs de capitaux. Elle constitue également un instrument permettant de générer des mécanismes novateurs et violents servant à priver les habitants de la ville de la possibilité de rester dans les logements et les quartiers qu’ils ont longtemps habités. Cette loi s’accompagne d’un discours qui cherche sciemment à mélanger les concepts et à limiter le droit de résidence à celui de la propriété. Le droit à la propriété s’étend donc aux dépens d’autres droits et de l’intérêt public. De la sorte, la loi devient également un instrument symbolique pour priver les habitants de leur capacité à faire face à l’expulsion et à jouer un rôle dans l’avenir de leur ville, tout en augmentant leur précarité.
Les conséquences de cette loi ne touchent pas uniquement les couches sociales les plus faibles (les personnes âgées, les handicapés, les non-Libanais et ceux qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté) : l’expulsion des anciens habitants participe à augmenter la proportion des démunis et des marginalisés. Les habitants de Beyrouth ne sont donc pas confrontés à la menace d’expulsion à cause de leur situation juridique, mais à cause des politiques qui réduisent les droits civils et les considèrent comme un obstacle face au développement immobilier. Ceci favorise des pratiques humiliantes et blessantes à l’égard des habitants et places dans la position de devoir prouver leur « légitimité » à rester dans la ville.
« Dessiner Beyrouth à travers les récits de ses locataires »
C’est dans ce contexte que s’est développé le projet : « Dessiner Beyrouth à travers les récits de ses locataires » (2015-2016). Cette recherche vise à étudier l’impact du développement immobilier et des politiques de marché en vigueur sur les droits résidentiels à Beyrouth, ainsi que le déplacement forcé d’un grand nombre d’habitants, touchant particulièrement ceux au revenu limité. Le projet vise à étudier, mais aussi à concevoir et réaliser des stratégies pour faire face à l’évacuation constante des habitants de la ville. Une série d’ateliers de travail autour de six quartiers de Beyrouth (Bachoura, Tarik Jédidé, Badaoui, Mousseitbé, Roum (Hôpital Orthodoxe) et Chiyah) a permis de recenser les différents moyens par lesquels les habitants de Beyrouth accèdent au logement. Le point de départ était d’établir une lecture historique du logement en fonction des quartiers, tout en se posant une question essentielle: par quels moyens les personnes habitent-elles en ville lorsqu’elles ne sont couvertes par aucun droit de propriété ?
Ce travail a également permis d’identifier des pistes de réflexion sur le logement abordable, à travers la cartographie des bâtiments abandonnés, des appartements vides, des vieux loyers, des arrangements diversifiés et précaires et des changements de propriété.
Le logement par location
L’une des principales conclusions de ces recensements effectués sur des immeubles construits avant 1992 est que le loyer, ancien ou nouveau, est le principal moyen pour accéder au logement. Dans certains quartiers le pourcentage de locataires dépasse la moyenne à l’échelle de Beyrouth (qui est de 49,5 %, selon une étude de l’UNDP datant de 2008) pour atteindre 66 % dans le quartier de Badaoui et 52 % dans le quartier de Roum (Hôpital Orthodoxe). Le pourcentage des vieux loyers dans les quartiers recensés atteint en moyenne 23 %. Ce pourcentage augmente dans les quartiers anciens qui ont conservé leur tissu urbain historique.
À Mousseitbé, par exemple, le pourcentage de locataires est inférieur à la moyenne et il est égal à celui des immeubles neufs construits après 1992. Par contre, dans les vieux quartiers intérieurs de Mousseitbé, tel que le quartier de Hay el-Leja à l’Est et les ruelles de Furn, de Bacha, et de Sofh, la plupart des résidents sont des anciens propriétaires et locataires qui se partagent les bâtiments.
L’évacuation et l’investissement
Malgré la crise du logement, le pourcentage des bâtiments vides est élevé dans les quartiers que nous avons étudiés. Ce pourcentage varie entre 10 et 12% du vieux tissu urbain (pré-1992). Par exemple, à Tarik Jédidé, sur 381 immeubles recensés, 17 sont vides suite à des expulsions, ainsi que 8 appartements. De plus, 19 immeubles sont menacés d’expulsion. Un de ces immeubles comprend 28 appartements, habités pour la plupart par des personnes âgées. De même, dans le quartier de Roum (Hôpital Orthodoxe) et la rue Mar Mikhaël, 11 immeubles résidentiels ont été évacués et transformés en restaurants ou bars. Nous avons aussi trouvé un ensemble de 13 immeubles résidentiels à Mousseitbé, près de la mosquée, qui ont été évacués et vandalisés.
Ceci est un échantillon des chiffres que nous avons recensés au cours de notre étude. En approfondissant l’examen des mécanismes d’expulsion, il apparaît que le transfert de propriété et les nouveaux grands projets – incompatibles avec le tissu urbain et social de ces quartiers – constituent le principal motif d’expulsion.
Dans le quartier de Roum (Hôpital Orthodoxe), par exemple, les prix des appartements sont passés de 1 200 dollars le mètre carré à 4 050 dollars aujourd’hui alors que 75 % des habitants de Rmeil sont locataires à faible revenu. Dans le même sillage, le prix du mètre carré à Tarik Jédidé est désormais de 2 400 dollars, alors que les habitants du quartier ont en majorité des revenus limités.
Il faut aussi noter le fait que ces nouveaux projets viennent remplacer des espaces partagés ainsi que des lieux symboliques à forte signification sociale. A titre d’exemple, le cinéma Olympia-Vendôme à Mar Mikhaël, ainsi que plusieurs immeubles historiques classés, ont été remplacés par une tour de 19 étages. De même, une nouvelle construction s’est érigée sur les ruines d’une maison de retraite à Chiyah.
Récit de quartier
Joumana et l’éloignement de Tarik Jédidé
Joumana et sa famille de sept personnes vivent un véritable supplice depuis leur départ de la maison où ils sont nés et ont grandi à Tarik Jédidé (place Abou Chaker) et leur relogement à Barja, située au sud de la capitale.
La famille a été contrainte de quitter son domicile « historique » pour s’installer dans une région avec laquelle elle n’a aucun lien, à part la nouvelle maison où elle habite désormais. Elle a dû se déplacer après la vente de l’immeuble de Tarik Jédidé à une société immobilière, qui a décidé de le démolir pour ériger un nouvel immeuble. La famille de Joumana n’est pas la seule à avoir subi ce sort. Tous les anciens locataires se sont retrouvés dans cette situation, étant donné que les indemnités versées par la société immobilière étaient dérisoires et ne leur permettaient pas d’acheter ou de louer des appartements à Beyrouth.
La famille avait acheté la maison de Barja il y a dix ans. Elle l’avait proposée à la vente à plusieurs reprises car elle hésitait à s’y installer. Une fois certaine de ne plus pouvoir habiter à Beyrouth, la famille a pris un crédit bancaire pour rendre la maison habitable.
L’éloignement du lieu où la famille a grandi – avec ses habitudes, ses lieux familiers, ses voisins et ses amis – a développé chez elle un sentiment d’isolement. La famille se sent « étrangère » et ne parvient pas à s’adapter à son nouvel environnement. Il faut ajouter à cela la longue distance à parcourir chaque jour pour se rendre au lieu de travail à Beyrouth, sans compter le prix élevé des transports et les embouteillages.
Au bout d’un an de résidence à Barja, Joumana a décidé de quitter le domicile familial pour s’installer à Beyrouth. Elle a loué une chambre dans un appartement, en colocation avec d’autres jeunes filles. Au début, la décision d’habiter en colocation était difficile pour elle, mais cela restait la situation la plus économique et la plus facile, le prix des loyers étant très élevé et l’achat d’un appartement impossible. Cette atmosphère de tension et de désarroi a affecté la famille entière de Joumana, et en particulier sa mère, qui a souffert de la solitude et de la difficulté d’intégration. Après avoir été arrachée du lieu où elle a passé soixante années de sa vie, son état de santé s’est détérioré et elle a été hospitalisée à plusieurs reprises. Sur ce sujet, Joumana confie que tous les anciens voisins ont subi les mêmes pressions. Ils ont dû partir et s’installer à Jiyeh, Jadra et Sibline.
Les vieux résidents, maillon faible face aux investisseurs de Mar Mikhaël
Sur la parcelle numéro 641 à Mar Mikhaël habitaient Georgette (une dame âgée), Oum Michel et son mari handicapé, Madame Hayate, la famille Nassif, la famille Abou Wahid, et Monsieur Georges. Au total, la parcelle regroupait trois bâtisses dans lesquelles logeaient six familles : quatre étaient anciens locataires et deux étaient anciens propriétaires. Il y avait aussi le magasin de Garo, donnant sur la rue principale de Mar Mikhaël. Le propriétaire initial avait construit la partie antérieure de la parcelle dans les années trente. Puis dans les années cinquante, il avait construit les deux autres parties postérieures. Après son décès, ses onze héritiers étaient devenus propriétaires du lotissement. Deux d’entre eux seulement vivaient sur place, plus précisément dans la première bâtisse située à l’avant du terrain. En 2011, une société immobilière appelée Michelange avait acheté les parts des propriétaires qui ne vivaient plus sur les lieux, mettant ainsi en difficulté les propriétaires résidents qui ont ainsi été contraints de vendre leurs parts.
La société immobilière a progressivement expulsé les résidents, tout en préparant un grand projet. Le nouveau propriétaire a mis la maison de Georgette sous scellés dès son décès, avant même que ses héritiers ne puissent entrer dans la maison et récupérer ses affaires. Les cinq autres familles n’ont pu, à leur tour, rester dans le quartier en raison de la hausse astronomique des prix de l’immobilier et ont dû se déplacer hors de Beyrouth.
C’est une histoire parmi de nombreuses autres à Mar Mikhaël.
Avant 2006, c’était un quartier industriel à la limite de Beyrouth où les artisans, les forgerons et autres travailleurs traditionnels se côtoyaient depuis les années 20 du siècle dernier. Il y a dix ans, les restaurants, bars et galeries d’exposition ont décidé d’investir dans ce quartier en raison de ses loyers abordables et de son caractère social et urbain particulier. Cette transformation économique a brusquement augmenté les prix des appartements dans le quartier, provoquant de grands bouleversements en termes d’accès au logement. L’étude effectuée a ainsi montré que la plupart des immeubles de Mar Mikhaël appartiennent à plusieurs héritiers qui se partagent les actions d’une même parcelle. En général, lorsque les propriétaires sont nombreux, il est difficile de partager la propriété, surtout à cause des taxes élevées sur les successions. C’est pourquoi il est aisé pour les sociétés immobilières de convaincre les propriétaires de vendre leurs parts, surtout ceux qui n’habitent plus les lieux. Mais si une partie des héritiers vend, les autres sont rapidement contraints de suivre, surtout ceux qui possèdent de petites parts. De plus, de nombreux petits propriétaires considèrent la vente comme un acquis financier qui va leur assurer leur retraite, en l’absence d’autres garanties sociales.
Michel, tailleur entre le centre-ville et la rue al-Khazinayn
Michel le tailleur a migré à Beyrouth avec sa famille à la recherche d’une bonne éducation dans une des écoles de la ville. Son père, agriculteur, avait refusé de quitter son village et sa terre, mais il voulait assurer à ses enfants le meilleur enseignement possible. Il a donc loué un appartement pour sa famille près d’une école dans le quartier de Roum (Hôpital Orthodoxe) et venait leur rendre visite régulièrement.
Michel a donc grandi dans ce quartier, qui est pour lui rempli de souvenirs, entre la station du train et celle du tramway. Il raconte d’ailleurs comment lui et ses camarades se débrouillaient pour ne pas payer 5 piastres, en se faufilant dans le wagon par la porte arrière.
Il raconte aussi avec tristesse certaines pratiques courantes dans le quartier de Gemmayzé, qui ont disparu avec le temps. Par exemple lorsqu’il y avait un décès dans le quartier, le défunt dans son cercueil était placé sur le toit d’une voiture, et au passage du convoi, tous les commerçants fermaient leurs échoppes en signe de respect. Aujourd’hui, la mort a perdu sa solennité et désormais décès et mariages sont célébrés dans le même bâtiment à la même heure…
Michel a appris la couture dans une des boutiques de la ville et il y a acquis une grande expérience. Une fois qu’il s’est senti prêt sur le plan professionnel, il a loué une boutique à Borj el-Ghazal, près de la place al-Borj, connue aujourd’hui sous le nom de place des Martyrs. Il a passé 29 ans à travailler dans cette boutique au même emplacement, jusqu’au jour où Solidere l’a expulsé, moyennant une indemnité dérisoire. C’est dans cet immeuble que Michel a loué son premier lieu de travail dans la capitale. Le propriétaire du bâtiment a essayé de le sauver de la barbarie de Solidere en s’y attachant à l’aide d’une chaîne pour tenter d’empêcher les bulldozers de le détruire. Michel raconte que la résistance du propriétaire n’a pas empêché les policiers de le détacher et de l’éloigner après l’avoir humilié devant les caméras de télévisions locales. Pour le punir de son geste, Solidere n’a pas versé au propriétaire ses indemnités comme convenu, et a poursuivi la démolition comme si de rien n’était. Michel est ensuite revenu au quartier de Roum (Hôpital Orthodoxe) où il a ouvert une nouvelle boutique dans la rue al-Khazinayn. Il y travaille encore jusqu’à aujourd’hui.
Le transfert de propriété aux investisseurs locaux à « Camp Hagine »
Jeannette est une des résidentes de « Camp Hagine » dans la région de Badaoui. Elle habite à quelques pas de l’église des arméniens orthodoxes. Son domicile est très petit. Il fait à peine 55 m² et comprend un salon, une chambre à coucher, une cuisine et une salle de bains. Elle y réside depuis l’an 2000 avec son mari. Mais ce dernier est décédé il y a quatre ans, et Jeannette vit désormais avec sa fille, elle-même mère de deux enfants. Jeannette est couturière, mais elle ne gagne pas beaucoup d’argent car ses tarifs sont modiques : 2 000 LL pour raccourcir un pantalon, par exemple. L’appartement appartient en réalité au Wakf arménien. C’est donc l’Église arménienne qui lui loue l’appartement pour un loyer stable de 200 dollars par mois. Ce montant n’a pas changé depuis son arrivée, il y a 17 ans. Auparavant, Jeannette et sa famille vivaient à Mar Mikhaël sous un ancien contrat de location. Cependant, son frère s’était mis d’accord avec le propriétaire pour évacuer l’appartement moyennant une indemnité qu’il n’a pas partagée avec elle. Jeannette affirme qu’elle a été spoliée de ses droits.
Le « Camp Hagine » a été conçu en tant que projet résidentiel en 1929. Il avait été consacré aux réfugiés arméniens arrivés à Beyrouth en 1922, fuyant le génocide en Cilicie. A cette époque, la Croix-Rouge et les autorités du Mandat Français avaient pris des mesures pour dresser des milliers de tentes dans le secteur de la Quarantaine. A partir de 1926, sur une initiative d’associations arméniennes et avec l’aide des autorités du Mandat, des solutions permanentes ont été proposées pour loger les réfugiés arméniens en dehors des camps. Ils ont donc été progressivement déplacés vers des zones proches de la Quarantaine, dont le « Camp Hagine ». Historiquement, le camp est formé de trois grandes parcelles d’une superficie totale de 25 000 m². L’association des « Camarades de Hagine » a acheté les terrains, les a regroupés et divisés de sorte à loger 400 familles. Le règlement intérieur du projet interdisait la démolition dans ce quartier, même avec le temps.
Pendant des décennies, le « Camp Hagine » a assuré des logements à des groupes sociaux à revenus limités. Pourtant, en dépit de l’interdiction de destruction, toujours en vigueur, il y a désormais un important mouvement d’achat de terrains dans le quartier. Depuis 1992, 21 lotissements ont changé de propriétaires. Cinq d’entre eux sont occupés par de vieux locataires, 8 appartenaient aux frères Ara et Mahir Dikassian, dont l’un donnant sur la rue Arménie et qui est en train d’être transformé en restaurant.
(Photos et cartes - © Public Works Studio)