Les charniers au Liban : vestiges du passé ou défis pour le futur ?

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Posté sur avr. 01 2017 6 minutes de lecture
Les charniers au Liban : vestiges du passé ou défis pour le futur ?
© Jana Traboulsi et Abed Kobeissy. Dessin pour le journal as-Safir, avril 2009.
Dans un pays qui a du mal à sortir de sa guerre civile et à entamer un vrai travail de mémoire et de réconciliation, évoquer la question des charniers ressemble à une provocation tellement les plaies de la guerre sont toujours présentes. Faut-il pour autant se taire et ne pas réfléchir à la meilleure approche à adopter pour apporter des réponses à toutes celles et ceux concernés par ce drame æ
La réponse est complexe. Il faut tout d’abord insister sur le fait qu’évoquer la question des charniers ne signifie en aucun cas accepter le fait que toutes les personnes victimes de disparitions forcées au Liban sont mortes. Le CLDH et SOLIDE ont identifié et recensé une centaine de victimes qui avaient été déportées vers la Syrie voisine et dont des preuves de vie n’ont cessé d’être rapportées à leurs familles. En dehors de ces centaines de cas, il est essentiel de se demander comment apporter des réponses aux familles des victimes dont les proches sont restés au Liban mais aussi à la société libanaise dans son ensemble.
Pour aborder cette question délicate, il est évident que l’approche ne doit pas être approximative, il s’agit avant tout de dépouilles humaines et de la mémoire d’un conflit qui couve sous les cendres d’une paix ultra-fragile. Dans une déclaration à l’AFP le 13 avril 2015 Waddad Halawani disait : « Nous voulons seulement connaître leur sort, et leur offrir une sépulture pour pouvoir s’y recueillir »… Il ne s’agit pas d’opposer l’ouverture des charniers à l’oubli de leur existence. Le débat qui traverse la société libanaise est multiple, et la question des charniers réveille rapidement les démons du passé, car admettre l’existence de charniers, c’est accepter le fait que la guerre ne fut pas un accident de parcours mais bien une succession de crimes organisés et planifiés. Prendre position pour une ouverture des charniers sans une vraie stratégie, c’est prendre un double risque : d’un côté raviver les blessures du passé alors que rien ne fut entrepris pour les affronter et les soigner, d’un autre côté perdre par notre incompétence les informations que la nature protège méticuleusement pour nous.
Quand nous évoquons les charniers aujourd’hui, il faut garder à l’esprit que nous parlons d’environ 400 sites à travers tout le Liban. L’ONG UMAM en a recensé une vingtaine au prix d’un travail titanesque. Elle se consacre aujourd’hui à l’identification des charniers à proximité des anciens lieus de détention. Ce travail s’inscrit dans le long combat entamé dès les années quatre-vingt par le Comité des familles de disparus et de personnes enlevées au Liban. Il est soutenu depuis par de nombreuses organisations de la société civile. Au-delà des efforts d’archivage et d’identification, ce travail a conduit au dépôt de plusieurs plaintes avec le soutien d’avocats en particulier ceux de l’Agenda Légal, une organisation qui a soutenu les familles dans leur plainte devant le conseil d’État. La démarche a abouti à la reconnaissance par la plus haute instance administrative au Liban du « droit de savoir » pour ces familles. Avant cette décision, une autre avait permis la mise sous protection légale de 3 charniers identifiés dans Beyrouth et sa banlieue.
Ces efforts combinés à ceux de plusieurs comités de familles et d’organisations de la société civile, ont permis de garder la question des disparus à l’ordre du jour au niveau national, mais ils ont aussi permis de s’opposer à toute tentative de destruction des charniers, quand ces tentatives étaient connues.
Protéger les charniers pour conserver la mémoire enterrée est essentiel tant que le Liban ne s’est pas doté des mécanismes techniques et légaux afin de pouvoir exploiter le contenu de ces charniers.
Il serait catastrophique de se lancer dans l’ouverture hasardeuse des charniers sans qu’aucun mécanisme d’identification, d’archivage et de gestion des données ainsi recueillies ne soit mis en place, à l’image de ce qui se passe chez nos voisins chypriotes par exemple où une commission impliquant toutes les parties prenantes au conflit a mis en œuvre un processus d’identification, d’exhumation et de restitution des corps des victimes aux familles. Or actuellement le Liban n’est pas prêt à affronter son passé et encore moins à être en mesure d’exploiter les données ainsi recueillies pour apporter les réponses nécessaires aux familles des victimes et éviter que l’ouverture des charniers ne ravive les clivages et conflits de la guerre civile.
Les charniers au Liban, c’est la mémoire de la guerre mais aussi les dépouilles mortelles qui permettraient à des milliers de familles de tourner la page de cette guerre. Aborder le sujet en ignorant l’une ou l’autre de ces dimensions c’est prendre le risque d’une double injustice vis-à-vis des victimes, celle de les avoir privées d’une sépulture digne dans le passé et maintenant celle de les transformer en acteur de division de par l’exhumation hasardeuse de leur corps.
Aborder la question des charniers et de leur exhumation sans se préoccuper de la question de la vérité, de la justice et de la réconciliation au Liban est un risque pour l’avenir, car ces victimes ensevelies sont celles d’un conflit qui ne demande qu’à être réveillé et que nous leur devons, par respect pour leur douleur et celle endurée par leurs proches, de ne pas en faire les causes d’un nouveau conflit.
Faut-il pour autant ne rien faire ? Sûrement pas. Il me semble primordial de préparer l’avenir en exigeant de l’État libanais la mise en place d’une commission nationale indépendante pour les victimes de disparitions forcées et les disparus de la guerre, mais aussi d’entamer une formation des forces de sécurité au traitement des charniers et des corps exhumés, et à la gestion des données ADN ainsi collectées pour l’avenir. Mais aussi de collecter les données ADN des familles afin d’être en mesure de faire les comparaisons.
La découverte accidentelle de charniers n’est jamais à exclure et l’État doit être en mesure de traiter d’une façon appropriée les dépouilles mortelles ainsi exhumées et de les remettre dignement aux familles.
Pour terminer, il faut avoir à l’esprit que les charniers ne sont que les conséquences de la barbarie des criminels de guerre au Liban. Toute approche qui occulterait ce crime ne servirait qu’à préparer des crimes similaires dans le futur. Le Liban a besoin de faire la paix avec sa mémoire pour pouvoir se construire un avenir pacifié, et les charniers sont le passage symbolique vers cet avenir. De la manière dont nous les traitons dépendra la façon avec laquelle l’avenir nous traitera.


 Centre libanais des Droits humains (www.cldh-lebanon.org)
2-  Support of Lebanese in Detention and Exile (www.solidelb.org)
3-  Présidente du comité des familles des disparus et des personnes enlevées au Liban
4-  http://www.memoryatwork.org/index.php/subtopic/1/2013/10081
5-  www.legal-agenda.com
6-  www.cmp-cyprus.org

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