Il est frappant de se rappeler la date du 13 avril 1975 comme étant la date du début officiel de ce qu’on appelle « la guerre civile » et de ne pas se souvenir ou commémorersa fin, comme c’est le cas d’événements dont on ne célèbre que la fin, à l’instar de la Deuxième guerre mondiale, qui s’est achevée en 1945. Pourquoi ne célébrons-nous pas le début de la paix mais celui de la guerre ? Est-ce parce que de nombreuses personnes ont le pressentiment qu’elle ne s’est pas réellement achevée et qu’elle se poursuit par d’autres moyens et outils ? La guerre est toujours présente soit dans les discours incitatifs et les combats politico-communautaires soit dans les petites guerres. La guerre ne semble pas terminée tant que nous avons peur qu’elle n’éclate de nouveau, à n’importe quel moment, et tant qu’il est quasi-interdit d’en parler ou d’en faire le récit. C’est comme si elle ne s’est pas encore achevée tant qu’elle ne figure pas dans les programmes pédagogiques, culturels et scolaires qui relateraient ses faits et ses conséquences, permettant ainsi aux enfants et aux jeunes de comprendre leur pays à travers une pensée historique et critique qui contribuerait àéviter la reprise de la violence et des crises, et de construire une paix véritable et durable.
Une génération qui ne connaît de la guerre que le nom
Lorsque, dans le cadre de mes conférences dans les écoles et les universités sur la guerre et ses conséquences sur les gens et la société,, je communique avec des groupes d’étudiants, je suis surprise de constater qu’une grande majorité d’entre eux ne connaît de la guerre que le nom. Seule une petite minorité possède des informations historiques justes. Avec eux, je ne discute pas uniquement du passé que j’ai vécu lorsque j’avais leur âge ou de ce que leurs parents ont connu, mais de la violence qui se poursuit, qu’ils ont vécue et dont ils ont été probablement victimes. En effet, au cours de la dernière décennie, les jeunes ont vécu des guerres proches ou lointaines. Ils assistent à la guerre qui se poursuit en Syrie depuis 2011 et à ses conséquences dont les massacres, l’exode, les disparitions forcées et la violence directe qui s’est étendue jusqu’à leur pays. Ils se rappellent de la guerre de 2006 qui a affecté un grand nombre d’entre eux. Ils n’ont pas non plus oublié, depuis 2005, la séried’assassinats et d’attentats et des conflits armés internes s’étendant de Beyrouth à Nahr el-Bared, en passant par Tripoli et Abra. Nous devons l’avouer : nous n’avons pas réussi à protéger nos enfants de la violence politique. Les institutions de l’État n’ont pas non plus réussi à garantir leur sécurité et à empêcher que les droits de l’homme ne soient bafoués.
Cette génération a le droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la violence se répète et se poursuit. Elle a aussi le droit de connaître les raisons de cette violence et d’en être protégée par son État. Nous essayons, en tant que spécialistes et professionnels dans les secteurs de la construction de la paix et de la justice transitionnelle, de réfléchir et de sensibiliser les jeunes et la société libanaise sur l’importance de faire face à la violence politique d’un point de vue humain et pédagogique, ce qui contribue à jeter les bases justes et saines d’une paix véritable et durable.
Nous ne reviendrons pas à ce stade sur les circonstances qui ont mené à l’accord du Taëf et ses suites sur lesquels beaucoup a été écrit.. Nous essaierons toutefois de le placer dans le contexte du concept de la justice transitionnelle. Celle-ci se base sur des mécanismes ou des initiatives qui accordent la plus grande importance aux victimes de la violence politique et des atteintes aux droits de l’homme, durant la période de transition de la guerre à la paix ou durant le passage démocratique d’un régime despote à un État qui respecte les libertés.
En plus de faire passer en jugement les principaux responsables des violations, les mesures non-pénales aident à rendre justice aux victimes. Parmi ces mesures, les commissions de vérité qui contribuent à faire la lumière sur les vérités et à reconnaître la souffrance des victimes. Contrairement aux procès judiciaires auxquels prend part un nombre restreint de victimes, les commissions de vérité permettent à de grands nombres d’entre elles de s’exprimer sur leur histoire, leur souffrance et les exactions commises à leur encontre. Souvent, ces commissions recommandent la mise en place de programmes visant à réparer les préjudices personnels et collectifs au cas où des groupes de personnes ou encore des villages entiers ont été victimes de violations massives. De plus, les initiatives s’articulant autour de la mémoire, des cérémonies de commémoration et des excuses publiques constituent une forme de réparation, ainsi que de reconnaissance de la vérité et de la souffrance des victimes. À ces mesures prises durant la phase transitionnelle s’ajoute la réforme des institutions, notamment la justice et les services de sécurité. Cela peut englober un amendement de la Constitution et des lois du pays pour qu’elles soient en harmonie avec les critères internationaux des droits de l’homme.
Quelle justice au Liban ?
Au Liban, après 1990, la justice transitionnelle n’a pas été lechoix des gouvernements de « la paix civile ». Le leadership politique engendré par la guerre n’a pas envisagé de se remettre en cause, de dévoiler toute la vérité dans les livres d’histoire, encore moins de commémorer la guerre. Alors que les Libanais se souviennent du 13 avril comme d’une date funeste et que certaines associations de la société civile la commémorent « pour qu’elle ne se répète plus jamais », l’État libanais refuse de la considérer comme un jour national pour entreprendre un travail de mémoire, mais aussi pour tirer les leçons du passé. D’où l’expression « amnésie » ou perte de mémoire officielle que la classe politique a créée dans une tentative de rayer quinze années ou plus – pour ne pas exclure quinze années de tutelle syrienne et d’atteintes diverses – de la mémoire des Libanais et d’interdire qu’on l’évoque dans les programmes scolaires. Les services de l’État continuent à interdire les films et à contrôler la production artistique qui se penche sur la guerre, sous le prétexte de « préserver la paix civile », d’éviter les « dissensions confessionnelles » ou autre. Autant de justifications qui ne sont ni convaincantes ni utiles.
La guerre s’est achevée par un compromis politique – et non pas par un accord de paix – entre les chefs des milices, avec une bénédiction arabe et internationale. Ils se sont réconciliés et mis en avant le slogan trompeur « ni vainqueur ni vaincu ». Et pour cause, puisqu’en définitive, certains des partis ayant participé à la guerre en sont sortis perdants et vaincus. « Tout le monde est coupable et tout le monde est victime », est aussi l’un des nombreux mythes de la guerre que nous répétons. Un slogan qui a oblitéré les droits des victimes de la guerre, notamment les disparus et leurs familles, et a justifié l’amnistie accordée aux coupables à travers une loi prévoyant de « tirer un trait sur le passé ». Des exceptions ont toutefois été faites, classifiant de manière sélective les victimes. En effet, la loi d’amnistie qu’avaient adoptée en 1991 les députés d’un Parlement dont la légitimité est mise en cause (il avait été élu en 1972) a exclu les crimes commis contre des dirigeants politiques et religieux, ainsi que contre des diplomates étrangers. Ces dossiers ont été déférés devant la Cour de justice, alors que ladite loi a disculpé ceux qui ont commis des crimes contre des personnes ordinaires. C’est ainsi que « la paix civile » a été imposée sur les vestiges de la justice, de l’équité et des droits des gens. Au terme de longues années de souffrances et de guerres, les Libanais n’ont pas essayé de défier ou de refuser ce compromis-marché ni les mesures qui y sont rattachées. Ils ont juste voulu que les canons se taisent et qu’ils puissent mener une vie normale et digne. La justice a été troquée contre la promesse d’une paix civile, et le règne de la loi par la tutelle d’un régime qui ne respecte ni la justice ni les droits de l’homme ; perpétuant ainsi la culture de l’impunité du plus haut au plus bas de la pyramide.
Revenons au concept de la justice transitionnelle en tant qu’approche essentielle pour affronter la violence d’un passé lointain ou proche et construire une paix réelle et durable. Au Liban, le traitement du dossier des déplacés a constitué la seule mesure prise par l’État dans une optique de réparations matérielles en créant, le ministère des Déplacés et la caisse des indemnités. Mais nous savons bien que le processus suivi n’a pas été à la hauteur des attentes des dizaines de milliers des victimes de l’exode, soit parce qu’on n’a pas reconnu réellement leur souffrance, soit parce qu’on les a mis à pied d’égalité avec les responsables directs de leur exode et du massacre de leurs familles, soit encore parce que les mesures adoptées étaient douteuses et caractérisées par la corruption et le clientélisme. On a discouru sur le retour et la réconciliation dans les villages de la Montagne, mais personne n’a évoqué les victimes, leurs sentiments et leurs droits à l’équité et la justice.
En ce qui concerne la cause des disparus, elle reste essentielle dans toute tentative pour construire une paix réelle au Liban. Mais la classe politique est-elle prête à traiter sérieusement cette cause, alors qu’elle compte dans ses rangs des parties qui, durant la guerre, ont été responsables du rapt, de la disparition et de l’élimination de milliers de personnes ? Que doit-on donc faire pour construire une paix réelle et durable au Liban ? Que peuventt offrir les mesures de la justice transitionnelle ? Comment faire pression sur l’État libanais pour qu’il l’adopte dans le cadre de ses politiques ?
En l’absence d’une volonté politique pour traiter les dossiers de la guerre qui sont toujours en suspens, des associations de la société civile ont, au cours des dernières années, mené des initiatives susceptibles de contribuer à affronter le passé. Celles-ci ont été axées sur des projets et des activités qui raniment la mémoire de la guerre et qui encouragent le dialogue entre les générations et la réconciliation. Certaines de ces associations ont mis l’accent sur l’importance de la sensibilisation de la société, comme sur la nécessité d’exercer une pression sur les gouvernements pour trouver une solution au dossier des disparus. Plusieurs rapports et études sur les conséquences de la guerre ont été publiés. Certains de ces documents ont souligné l’importance de traiter les séquelles de la guerre en se basant sur les principes de la justice transitionnelle. Ainsi, en 2014, un consortium regroupant des associations de la société civile et des universitaires, avec le soutien du Centre international pour la justice transitionnelle, a émis une série de recommandations qui peuvent constituer une feuille de route efficace pour affronter le passé et rendre justice aux victimes de la violence politique. Cela permet de jeter des bases saines pour une vraie réconciliation entre les groupes et les individus, au nombre desquels figurent les Palestiniens et les Syriens.
« Pas de paix sans justice ». n’est pas un slogan, mais une pratique et une voie qu’ont choisie des pays ayant connu la guerre et le despotisme. La responsabilité pénale est une partie essentielle de la justice qui pourrait empêcher la violence et la guerre de se renouveler et mettre fin à l’impunité. Mais la justice consiste aussi à traiter avec équité les victimes de la violence politique, notamment celles qui continuent à souffrir comme lesfamilles des disparus. La justice consiste également à permettre à la nouvelle génération de connaître ce qui s’est passé dans le pays et les raisons pour lesquelles ces événements ont eu lieu, en permettant, à cet effet, aux historiens et aux pédagogues de développer des programmes pédagogiques et culturels complets qui retracent les faits historiques du Liban et qui racontent et respectent les mémoires des communautés libanaises et non-libanaises qui vivent sur son territoire. La justice c’est aussi de mettre un terme à la discrimination entre les citoyens et les citoyennes du Liban, de permettre aux réfugiés installés au Liban de vivre avec dignité et humanité pour qu’ils ne soient pas entraînés dans la haine, l’extrémisme et la violence. La justice c’est aussi d’œuvrer au développement des régions marginalisées et pauvres, de réformer les institutions de l’État, d’appliquer les lois pour que les citoyens puissent de nouveau y avoir confiance. Lorsque la justice et l’équité seront établies, alors seulement, nous pourrons parler de paix, tirer les leçons du passé pour qu’il ne se répète pas et construire un avenir sûr et stable pour nos enfants et les générations futures.
1 - https://www.ictj.org/sites/default/files/ICTJ-Lebanon-Recommendations-2014-ENG.pdf