Citoyenneté et conflits d’appartenance au Liban

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Posté sur avr. 01 2017 7 minutes de lecture
Citoyenneté et conflits d’appartenance au Liban
© Mira Mortada – Designer graphique
Les problématiques de la citoyenneté au Liban sont multiples. Nous en retenons ici les deux plus actuelles.
La première problématique touche au lieu de naissance et à l’emplacement géographique, comme déterminants essentiels de la citoyenneté : le simple fait d’être né dans un lieu donné ne signifie pas nécessairement que l’on assume une citoyenneté correspondante. L’appartenance au lieu doit s’accompagner d’une contribution à la vitalité de ce lieu, ce qui s’accomplit par exemple quand on y paie ses impôts, ou quand on y exerce ses droits et ses devoirs.
Il en ressort que l’on peut s’interroger sur le droit d’un émigré ayant passé des dizaines d’années hors de sa patrie, qui a payé ses impôts ailleurs, qui n’a pas contribué à la mise à jour des lois de son pays et à l’évolution de sa société, qui n’a pas assumé non plus ses conditions économiques difficiles ni partagé les épreuves de sa population ou ressenti le poids de ses contraintes quotidiennes, de décider du sort des plusieurs millions de ses habitants, en y exerçant son droit de vote ! Le lien de sang suffit-il à remplir les conditions de la citoyenneté ?
Cette problématique est aussi le propre de la loi électorale libanaise. Celle-ci prévoit que l’on vote non pas dans le lieu de résidence, mais selon de lieu figurant sur l’état-civil. C’est ainsi que « le citoyen » né à Beyrouth, où il a passé sa vie et payé ses impôts municipaux, doit voter dans un village situé dans un autre mohafazat, simplement parce que c’est là que figure son état-civil. Ceci le prive de son droit de citoyen le plus élémentaire, qui est celui de demander des comptes à son représentant. Ainsi, il (ou elle) est mis dans l’impossibilité de réclamer des comptes à la municipalité de Beyrouth, qui pourtant perçoit ses taxes.
Par ailleurs, que faut-il penser de ceux qui vivent dans un pays particulier sans en posséder la nationalité, et sans y payer d’impôts, bien qu’ils s’y trouvent depuis des dizaines d’années, comme c’est le cas par exemple des Palestiniens, des Philippins, des Indiens, des Irakiens, des Syriens, des Éthiopiens, des Égyptiens ou des Sri-Lankais ? Certains d’entre eux ont déjà des enfants nés au Liban ; ils y paient les taxes d’usage et contribuent à son progrès économique et sa croissance, tout comme ils assument ses crises et les dangers internes et externes qui le menacent. Est-ce que tout ceci ne les habilite pas à en être les citoyens ?
En bref, est-il possible que les gens s’acceptent les uns les autres et tissent entre eux des rapports de citoyenneté significatifs, à l’ombre d’un régime politique et social encourageant un modèle opposé à la citoyenneté, et qui récompense même, dans certains cas, des conduites anti-citoyennes ?
La seconde problématique est celle de l’appartenance. Je me suis toujours interrogé sur le sens de l’existence de deux ordres d’avocats, l’un à Beyrouth, l’autre à Tripoli, au Liban-Nord. La question se pose aussi pour les deux ordres de médecins et les deux ordres d’ingénieurs. Pour l’expliquer, il faut remonter à la problématique de la formation du Grand Liban (il en va de même pour ce qu’on nomme aujourd’hui les États arabes comme la Syrie, l’Irak, la Jordanie, les Émirats, et que sais-je encore) par le colonialisme franco-britannique aux débuts du XXe siècle.
En tout état de cause, la problématique de l’appartenance est fondamentale dans la consolidation ou la fragilisation de l’entité Liban.
Une bonne majorité d’historiens (Philippe Hitti, Kamal Salibi, Jawad Boulos, Georges Corm, Ahmad Beydoun, notamment) sont d’accord pour considérer que les communautés/confessions sont à la base de la formation politique du Liban contemporain.
En ce qui concerne l’identité, le Libanais est balloté entre diverses composantes de son appartenance individuelle et communautaire. La plupart d’entre nous trouvent très difficile de concilier ces identités, d’autant que notre éducation ne nous aide pas à discerner la complémentarité de ces éléments souvent contradictoires ; bien au contraire, nous sommes élevés dans l’habitude permanente d’occulter de nombreuses composantes de notre identité, au profit d’une ou tout au plus de deux d’entre elles.
«… Existe-t-il une identité libanaise unique, où bien sont-elles contradictoires et rendent-elles le vivre ensemble entre Libanais impossible ? », s’interroge Georges Corm.
« Mon identité est ce qui fait que je ne ressemble à personne d’autre », dit Amine Maalouf dans son livre « Les identités meurtrières ». Il ajoute : « L’identité de chaque personne est constituée d’une foule d’éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a bien sûr, pour la grande majorité des gens, l’appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux, à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie ; à une profession, à une institution, à un certain milieu social… Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée : on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, un village, un quartier, un clan, une équipe sportive ou professionnelle, une bande d’amis, un syndicat, une entreprise, un parti, une association, une paroisse, etc. ».
« Toutes ces appartenances n’ont évidemment pas la même importance, en tout cas pas au même moment. Mais aucune n’est totalement insignifiante. Ce sont les éléments constituants de la personnalité, on pourrait presque dire ‘les gènes de l’âme’ ».
Cet élément particulier, je veux dire la suprématie de l’identité individuelle sur l’identité collective, joue un rôle fondamental dans la crise de la citoyenneté sur le plan de la vie quotidienne, aussi bien au Liban que dans beaucoup d’autres pays.
Les identités qui comptent dans notre vie quotidienne ne sont pas toujours celles qui sont considérées déterminantes, comme l’appartenance à un groupe linguistique, une race, une nation, une classe ou une religion.
Ce que l’on considère comme étant « l’individu libanais » souffre d’un conflit d’appartenances embrouillées. On le voit quand on observe les rapports entre un Libanais et un autre, ou avec un non-Libanais. Il existe ainsi des sunnites qui privilégient l’appartenance à l’Égypte ou à un État du Golfe à leur allégeance au Liban, des chiites qui le font avec l’Iran. Pour les maronites, ce serait la France et pour les orthodoxes, la Russie.
Il s’agit là de faits concrets, de données actuelles et toujours effectives dans la formation et la pratique de la citoyenneté.
Partant, comment ces particuliers incapables de tisser entre eux des rapports normaux reposant sur l’acceptation de la différence et l’édification de ce qui est commun en termes d’intérêts et de besoins, comment donc pourraient-ils tisser des rapports normaux avec « d’autres », à savoir le Syrien, le Palestinien, l’Irakien, l’Égyptien, l’Indien…, etc. ?
Enfin, certaines propositions pourraient contribuer à l’amélioration des rapports, ou du moins les empêcher de se dégrader davantage, à court comme à long termes. Ce sont :
Le renforcement de l’autorité de la loi et de l’indépendance judiciaire ; un progrès qui se répercutera positivement sur tous les Libanais dans distinction.
L’abolition a- de toutes les lois et de tous les règlements discriminatoires à l’encontre des Syriens et des Palestiniens. b- à l’égard aussi de tous les étrangers se trouvant sur le sol libanais.
Demander des comptes à tous les responsables politiques et journalistes qui incitent ouvertement ou indirectement au ressentiment contre toutes les nationalités citées, et les pénaliser, au moins moralement (interdiction du discours de la haine et jugement de tous ceux qui le pratiquent).
Il faudrait aussi peut-être pénaliser les municipalités qui prennent des mesures illégales, racistes et discriminatoires à l’égard des réfugiés (comme leur imposer un couvre-feu nocturne), et ne plus fermer l’œil sur leurs agissements.
Il faut lancer des initiatives et renforcer celles qui existent déjà, visant à encourager le brassage humain des populations à tous les niveaux possibles (artistiquement, culturellement, intellectuellement et professionnellement) entre Syriens et Palestiniens d’une part, et Libanais de l’autre.
Il faut faire cesser toutes les formes de pratiques portant atteinte aux droits des réfugiés (tels qu’arrestations préventives, torture, insultes, sanctions collectives), demander des comptes à ceux qui s’en rendent coupables et ne plus les couvrir.
Enfin, je trouve que cette phrase de Saadallah Wannous convient parfaitement comme conclusion à cet article : « Ce lieu de boue et ce temps de misère étant ce qu’ils sont, je trouve que faire de son mieux serait déjà un rêve  impossible ».


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