Éclats de mémoire : « Nos histoires de guerre »
Aïcha Yakan
Je n’ai pas l’habitude d’employer la langue dialectale pour écrire, mais les souvenirs de la guerre m’ont projetée dans les tréfonds d’une enfance dispersée qu’il m’était impossible de raconter en arabe littéraire.
Qui sont ces gens qu’on désigne par « eux » ? Qui sommes-nous ? Que quelqu’un me le précise.
Où étaient-ils ? Où sommes-nous arrivés ? Vers où va-t-on ?
Nous sommes les enfants de la guerre… Et eux ? Ils sont les enfants de qui ?
Comment étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Comment ce passage s’est-il effectué ? Nous n’en savons rien.
Pourquoi sont-ils morts ? Pourquoi avons-nous survécu ? Qui sont-ils ? Qui sommes-nous ?
Eux sont partis… Pourquoi sommes-nous restés ? Nous sommes la génération de la guerre…
C’est le nom qu’ils nous ont donné…. C’est en tant que tel qu’ils nous ont élevé… C’est en tant que tel que nous avons grandi.
Nous sommes toujours la génération de la guerre.
Quelle guerre ? Pourquoi y a-t-il eu une guerre ? Qui voulait la guerre ?
Que quelqu’un me dise qui.
« Papa, papa. Dis, comment se fait-il que notre voisin est devenu notre ennemi et que les visites entre nous ont cessé ? ».
Pardonnez-nous, si nous avons commis une erreur. Rendez-nous nos bicyclettes…
Venez qu’on joue ensemble et qu’on poursuive nos histoires…
Venez qu’on démantèle les barricades et qu’on joue dans les quartiers.
Boum, Boum, Boum !
« Les enfants, dépêchez-vous… Les enfants, fuyez… Tenez-vous loin des fenêtres… Attention de vous en approchez… Cachez-vous, cachez-vous. Réfugiez-vous derrière les piliers ».
Les balles pleuvent… Les balles atteignent les maisons.
Des balles perdues… Des balles non perdues.
Les obus pleuvent. Ils n’épargnent personne…
Des immeubles sont mitraillés…
Des immeubles sont détruits…
Tous ces projectiles atteignent une cible… Tous tuent…
Tous détruisent… Tous brûlent…
Et puis après ?
Laissez-moi dormir… Laissez-moi grandir… Laissez-moi vivre en paix.
Je veux sauter… Je veux jouer… Je veux rêver de paix.
« Maman, c’est quoi ces bruits ? Pourquoi des matelas sont à même le sol dans les corridors ? Pourquoi les vitres volent-elles en éclats et les murs tremblent-ils ? ».
Boum, Boum, Boum !
« Les enfants, éloignez-vous… Les enfants, revenez… Les enfants, rentrez, ne restez pas au balcon. Cachez-vous. Abritez-vous des obus qui transpercent les murs… Qu’as-tu fais, petite folle ? Où es-tu montée alors que tes frères et sœurs sont tous cachés ? ».
« Maman, j’ai eu peur pour ma robe à cause des éclats d’obus qui tombent sur les balcons… Je veux la porter pour la prochaine fête et célébrer avec les voisins ».
« Tu vois bien les balles qui pleuvent et les obus qui enflamment tout !… De quelle fête tu parles ? Quel monde ? Commençons par rester en vie jusqu’à demain, et remercions Dieu pour sa grâce à chaque aube qui se lève ».
Boum, Boum, Boum !
« Mamie, mamie, cache-moi sur tes genoux. Laisse-moi me sentir en sécurité. Raconte-moi une histoire où il n’est question ni de bombes ni de fusils… Si tu connais une histoire dont les héros ont vécu en paix, raconte-la-moi pour que je puisse rêver… Laisse-moi sur tes genoux, reconstruire le pays de nouveau ».
Boum, Boum, Boum !
Qui est mort ? Qui a été blessé ? Qui a été tiré au sort ?
C’est le tour de qui aujourd’hui ? Posez la question à notre voisin, Abou Amine. Il tient un registre dans lequel il inscrit chaque nouveau rêve qui s’évanouit…
Tenez, voici le registre des personnes portées disparues. Ses pages sont remplies.
Tuées… Portées disparues… Déplacées… Émigrées.
Une guerre avec qui ? Pour qui ? Mais que quelqu’un me dise qui !
On a dit que c’est une guerre civile.
Papa, que veut dire « guerre civile » ?
Quels civils font la guerre ? Quels civils tuent leurs enfants ?
Les civils font-ils la guerre ? Les civils détruisent-ils leur pays ?
Ceci n’est pas une guerre civile, mais une guerre barbare.
Faites en sorte que les civils arrêtent la guerre… qu’ils reconstruisent leur pays.
Nous sommes morts durant cette guerre et personne ne nous a reconnus…
Nous nous sommes perdus durant cette guerre et personne ne nous a retrouvés…
Nous avons vécu toutes les années de la guerre et personne ne nous a jamais rien demandé…
Comment avons-nous été élevés après la guerre ? Personne n’a répondu.
On nous appelle « la génération de la guerre » !
Non. Ce n’est pas vrai
Nous sommes la génération de la paix.
Mais quelle paix ?
La paix de Dieu.
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L’abri
Adel Nassar
La nuit, dans le dépôt de l’un des immeubles sur la ligne de démarcation qui divisait la ville en deux, l’Est et l’Ouest, de nombreuses familles étaient tapies à l’abri des bombardements entre les parties en conflit. Des accrochages qui ne cessaient que quand les combattants reprenaient leur souffle, après une activité épuisante. Durant ces moments, les francs-tireurs prenaient le relais en épiant les habitants, qui profitaient du répit pour sortir des abris et faire leurs achats. C’est à ce moment-là qu’ils leur tiraient dessus à chaque fois que l’occasion se présentait.
Le temps s’écoulait très lentement et l’ennui gagnait les personnes réfugiées dans les abris, dès que les enfants s’endormaient ou que leurs cris s’apaisaient. C’est à l’un de ces moments que ceux qui étaient encore réveillés ont entendu durant la nuit une plainte faible qui s’est transformée peu à peu en sanglots entrecoupés, puis en véritables pleurs. La panique a gagné l’abri : les femmes et quelques hommes ont commencé leurs recherches pour déterminer la source des pleurs. L’endroit était empli d’une odeur de moisi indescriptible en raison de l’entassement d’un grand nombre de personnes, du manque d’hygiène et de la chaleur excessive.
C’est finalement une des mères qui a découvert la source de la voix. Elle venait de sa propre fille, vers laquelle elle s’est précipitée et qu’elle a rapidement tenté de calmer afin de s’enquérir des causes de son chagrin, avant l’arrivée des autres. Elle s’est mise à tapoter sur le dos de la fillette et à lui chuchoter à l’épaule pour la rassurer, lui demandant s’il lui était arrivé quelque chose de mal. La fillette s’est mise à marmonner, répétant à plusieurs reprises une seule phrase : un scandale, maman, un scandale ! La peur a gagné le cœur de la mère qui, paniquée, s’est tue. L’accablement apparent sur le visage de sa mère a poussé la fille à clarifier rapidement ce qu’elle entendait par « scandale ». Elle lui a expliqué qu’elle ne supportait plus sa mauvaise odeur corporelle qui lui irritait l’odorat. Il a suffi de ces quelques mots pour ramener le calme au cœur de la mère et de la fille !
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Le printemps de notre jeunesse s’en est allé avec l’automne de la patrie
Toufic Manafikhi
Plusieurs années après le début de la guerre en Syrie, et alors que la mort est partout, ainsi que la terreur qui sévit dans les écoles, les ruelles et les immeubles, les affrontements ne font plus de distinction entre les différents protagonistes et la population qui reste un pont entre tous les agendas politiques. Le temps a passé et je me suis habitué aux bruits des explosions. Ils ne me font plus peur, tout comme mes yeux se sont habitués aux immenses destructions partout en Syrie. Mes yeux ne sont même plus sensibles à la poussière causée par les explosions et les dévastations qui en découlent. Ils ne larmoient plus en voyant un immeuble s’effondrer et mon corps ne tremble plus à l’écoute des cris des enfants du quartier. Je suis désormais au-delà de la peur.
Je ne parviens même plus à me souvenir de mon université à Alep, là où toute ma famille a fait ses études et dont l’atmosphère générale était marquée par la détente, la concurrence scientifique et l’échange de connaissances. Je me suis arrêté à la première année à la Faculté de Médecine et je revois les camarades installés autour de la table sirotant un café en écoutant les chansons de Feyrouz sous les chauds rayons du soleil.
Je me rappelle toutefois d’un jour où nous venions d’achever un cours ennuyeux. En attendant le suivant, nous nous étions installés comme d’habitude autour de la table. Nos rires emplissaient l’air. Nous nous étions habitués au souci et surtout au fait de ne pas imaginer notre avenir. Nous nous contentions du présent et des trois jours à venir. Nous parlions de nos rêves en espérant qu’ils pourront se réaliser… Ce jour-là, un groupe d’étudiants avaient amené un gâteau d’anniversaire pour un des leurs. Ils ont soufflé les bougies en chantant le fameux « happy birthday » et ils se sont ensuite mis à danser. Leurs voix avaient couvert le bruit des tirs et suspendu notre conversation banale. Mais cette joie fragile n’a pas duré longtemps. Un obus de mortier est tombé à proximité et il a réussi à faire taire l’ensemble de la faculté, professeurs et étudiants, la voix de Feyrouz et même le bruissement des feuilles des arbres sous la brise. Un silence soudain, lourd chez les humains, comme chez les oiseaux et la nature.
Nous nous sommes regardés, comme si nous cherchions à nous donner de la force pour ne pas nous enfuir, alors que les battements de nos cœurs exprimaient notre terreur. Notre sueur n’avait pas eu le temps de sécher et le sang n’avait pas recommencé à couler normalement dans nos veines qu’un autre obus a suivi le premier à quelques mètres du lieu où nous nous trouvions. Les vitres se sont brisées et les bris de verre étaient partout, ainsi que la fumée âcre. Des cris se sont aussitôt fait entendre, incompréhensibles mais appelant au secours. Cette fois, nous nous sommes levés pour sauver nos vies, courant comme la multitude d’étudiants qui se trouvaient sur les lieux. Mes camarades et moi avons laissé derrière nous les livres et les stylos, ainsi que nos rêves et nos espoirs. J’entendais mes amis m’appeler, mais je ne pouvais pas les voir à cause de la fumée et de la foule paniquée. Je suis sorti avec les autres, sans trop savoir où j’allais. Dans la rue, j’ai croisé un camarade. J’ai essayé de lui parler, mais ses yeux étaient gorgés de larmes qui refusaient de couler sur ses joues. Il était en état de choc. Comme j’essayais de lui dire de se contrôler, un troisième obus est tombé à côté de nous. Je me suis retrouvé par terre, immobilisé, sans savoir si j’étais blessé. Tout ce que je savais c’était que j’étais incapable de bouger ou de parler… Mes yeux se sont levés vers le ciel assombri par les nuages et la fumée noire. J’ai alors senti un souffle glacial sur mon corps que même les rayons du soleil ne parvenaient plus à réchauffer. La chute m’a transporté dans un autre monde, comme si j’avais quitté cette terre…
Je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait. J’étais perdu, loin dans mes pensées et les minutes me paraissaient une éternité. Finalement, j’ai senti qu’on me tirait par le bras. C’était mon camarade qui m’aidait à me relever. Il m’a soutenu et ensemble nous avons couru vers les autres qui nous appelaient. Lorsque nous les avons atteints, nous sommes tous tombés dans les bras les uns des autres…
Après ce jour, il y en a eu d’autres similaires et j’ai commencé à rassembler les cauchemars au lieu des souvenirs et à entendre le bruit des bombardements au lieu de la voix de Feyrouz. Je me suis mis à attendre le soleil de Syrie en janvier, cherchant à croire le fameux dicton qui dit : « Ce qui ne te détruit pas te rend plus fort »…
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Notre mémoire
Raghed Assi
Notre mémoire nous trahit à nouveau. Nous avons même oublié les larmes de la séparation.
Existe-t-il une famille qui n’ait pas eu son lot de séparation ?
Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas perdu un proche ou un être aimé dans des circonstances tragiques ?
Est-il une ville qui n’ait pas été bombardée par la haine aveugle ?
Y a-t-il un village qui n’ait pas pleuré ses fils ?
Ou une rue qui n’ait pas été la scène d’un combat fratricide entre des êtres égarés ? Comment oublier ?
Comment effacer dix-sept ans de folie et de combats idiots qui ont provoqué la destruction, l’exil et la mort ? Il nous a semblé que, de l’aveu général, le pays appartient désormais à tous ses fils sans exception, qu’il n’y a ni vainqueur ni vaincu, mais que chacun est perdant quand les fils d’un même peuple s’affrontent par les armes.
O mémoire, aie pitié de nous ! Nous te prions de faire émerger les souvenirs et de nous réveiller. Peut-être reviendrons-nous à nos esprits avant qu’il ne soit trop tard.
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L’amour sur les murs de ta citadelle
Hassan Jabkji
J’ai couru du plus vite que j’ai pu, et mes pas dégageaient la poussière devant moi… Je trébuchais sur les fragments d’obus qui jonchent les lieux… Je suis resté planté là, atterré, face à ce lieu duquel me séparaient cent mille roses rouges, laissées sur ton morne balcon en une nuit de septembre.
J’ai fermé les yeux… pour retrouver ton ombre perdue sur les routes de la guerre qui dure depuis des années.
J’ai essuyé sur tes grands yeux un millésime en un hiver rude… - Tu es là ? Elle n’a pas répondu. - Je t’ai cherchée longtemps… Elle n’a pas répondu non plus.
J’ai pris l’ombre de sa main et je l’ai emmenée loin du souk de la ville… Peut-être n’ai-je pas encore aimé ces pierres comme toi.
En cet instant, j’étais sur le point de fuir aussi loin que mon cœur blessé par la passion me le permettrait, car je n’avais plus l’audace de te regarder dans les yeux…
Je ne sais plus que dire à ma mère si j’échoue à récupérer mon amour… Alors je pose mon regard sur ma ville. Lui dirais-je que je volais les pierres de la ville ? Ou alors devrais-je tendre l’oreille discrètement comme les femmes… !
Te souviens-tu quand je suis entré dans la citadelle* par la grande porte, et que je t’ai dit : viens jouer à cache-cache. Tu fuyais mes baisers froids en cet estival juillet… Tu escaladais les grandes pierres qui te séparaient de mon cœur. J’ai finalement cru que tu te réfugiais dans « Habs el-Damm »**, que j’avais alors appelé prison des amoureux. J’ai brisé le fer, alors même que j’étais sur le point de briser ton jeune cœur ardent…
J’ai vu toutes les villes dans tes grands yeux. Telle est ma citadelle et ma vie au cours de ses saisons. Nous nous balancions sur les murs de la citadelle comme deux enfants perdus, et les passants nous observaient…
J’ai échoué à te récupérer… Je n’ai pas osé plonger davantage dans l’histoire… Ma mère m’a dit : garde la tête haute… La recherche du passé signifie fouiller au fond de la terre.
Je me souviens quand j’ai essayé de copier de mon ami Mohammad dans un examen d’histoire. Ce jour-là, je lui ai demandé de m’aider à résoudre une question seulement… Il m’a ignoré… Je lui ai promis que nous jouerions au football et que nous mangerions de bonnes glaces ensemble… Mohammad a préféré répondre à la requête de son ami en langue kurde, et j’ai compris qu’il l’aiderait à copier… Même toi, Mohammad, tu refuses de m’aider. Je compterai donc sur Boghos… Lui est perspicace. J’ai tourné les yeux vers lui, il était concentré jusqu’au bout des pieds. Voilà pourquoi j’ai échoué en histoire et durant toute ma scolarité. Cela fait longtemps que je ne les ai pas rencontrés, chacun est parti de son côté… Ils ont fui les ombres noires pour voguer vers une petite lumière qui grandit chaque jour dans leur esprit…
Que la vie est dure et qu’il serait plus judicieux de résister à la fois à la mort et à la vie ! Mon père a été tué devant la boulangerie et le pain s’est mêlé à son sang… En réaction, mon frère a refusé de rester à la maison un jour de plus… Pour ma mère, la maison représentait son inquiétude sur ses enfants. – C’est ici que je suis née et je mourrai ici… Je ne quitterai pas mes enfants. Elle a désigné de la main les chambres de la maison…
À la citadelle… près de « Habs el-Damm ». Ici, rien d’autre que les cendres sur le sol… Je n’ai rien à faire que d’observer le ciel, j’attends que le soleil brille sur ses pierres blanches…
*Lieu : la citadelle de la ville d’Alep.
**« Habs el-Damm » : une ancienne prison dans la citadelle d’Alep.
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Le jour où mon parcours universitaire à Homs a pris fin
Reem Haswa
Une succession effrayante d’événements, des avis divergents çà et là, des rassemblements à nombre réduit et d’autres plus importants, des discussions violentes où le ton élevé prédomine et qui peuvent dégénérer en disputes et susciter de la haine dans les cœurs, au point de rompre définitivement tout contact avec la partie adverse, jusqu’à la peur d’exprimer son opinion ou les idées qui viennent à l’esprit… Autant de phénomènes inhabituels brusquement apparus, du moins pas avec cette violence, dans nos vies ! Soudain, mener une existence normale était devenu extrêmement difficile : les tirs qui envahissaient soudain le ciel de façon désordonnée à toute heure du jour et de la nuit, et la tension qui montait sans cesse…
Je me souviens encore avec précision de ce jour où, assise avec mon amie sur un banc dans le campus de la faculté, alors que le ciel lourd semblait annonciateur d’orages, j’ai soudain entendu des tirs soutenus du côté de mon quartier, situé à quelques minutes de là en voiture. Je me suis alors inquiétée et mille et une questions se sont bousculées dans ma tête. Que se passe-t-il ? Pourquoi ces tirs ?, me suis-je alors demandée. Ma famille, mes frères et sœurs ont-ils été atteints ? Nous avions terminé nos cours ce jour-là. Après avoir attendu que les tirs se soient calmés, nous avions décidé de rentrer chez nous. Mon amie a attendu que je monte dans un taxi pour s’en retourner chez elle.
Dans le taxi qui me ramenait chez moi, je ne parvenais pas à cacher mon inquiétude. Pire encore, les tirs avaient soudain repris de plus belle et le chauffeur avait décidé de prendre un chemin de traverse, craignant d’être pris pour cible s’il restait sur la route principale.
Pendant ce court laps de temps, chaque minute me semblait durer une éternité. Ma peur ne cessait de croître, surtout en voyant le comportement du conducteur, un homme d’un certain âge qui semblait totalement paniqué par les tirs et ne savait plus quoi faire, tantôt appuyant sur l’accélérateur tantôt ralentissant et conduisant d’une façon désordonnée.
Nous avions finalement atteint la rue où j’habite et j’ai exprimé le souhait de descendre et poursuivre à pied. Il m’a alors sommée de faire vite. Je suis partie en courant en direction de mon domicile et j’ai vu plusieurs hommes dehors en train de discuter de la suite des événements et commenter ce qui s’était passé. Je suis rentrée chez moi et je me suis enquise de tous les membres de ma famille, l’un après l’autre. J’ai ensuite appelé mon amie pour la rassurer. Elle était très inquiète à mon sujet bien que sa situation ne soit pas plus confortable. Elle habitait pourtant un quartier proche du mien, devenu tout aussi dangereux, mais elle était comme cela, toujours soucieuse des autres. De notre groupe de quatre jeunes filles, elle était la plus « maternelle ». Notre relation s’est heureusement maintenue en dépit des événements qui ont bouleversé nos vies et notre pays.
C’était le premier incident du genre. Il a été suivi de bien d’autres, jusqu’au jour où se rendre à la faculté était devenu quasiment impossible en raison des tirs sur la route, qui ont d’ailleurs fait plusieurs victimes parmi les étudiants. Mes parents et moi avons alors décidé que je n’irai plus à la faculté jusqu’à ce que la situation se calme. Nous ne savions pas alors que mon parcours universitaire à Homs avait pris fin pour toujours…
Les capitales de mon pays
Tarek Chams
Lorsque les avions israéliens ont commencé à bombarder la ville de Nabatiyé au Liban-Sud et que les obus ont commencé à pleuvoir sur ses quartiers en 1978, tout le monde a compris que l’ennemi avait lancé une invasion, avec le début de « l’opération Litani ». A ce moment-là, de nombreuses familles de Nabatiyé ont choisi de s’enfuir vers des lieux plus sûrs, notamment vers la capitale Beyrouth.
A cette époque, Beyrouth était divisée en deux, l’Est et l’Ouest. Je me souviens d’ailleurs qu’à cette époque, nous nous étions réfugiés dans un appartement appartenant à ma tante paternelle à Ras el-Nabeh, dans le secteur-ouest de la capitale. De cet appartement, on voyait deux tours pointées vers le ciel, la tour Rizk et la tour Abouhamad à Achrafieh, dans le secteur-est de la ville.
A peine installés dans l’appartement, mes parents m’ont inscrit à l’école primaire du quartier. Et immédiatement, les affrontements ont commencé dans le coin entre d’une part les forces syriennes, et d’autre part les Kataëb, les Noumours du Parti national libéral et ceux qui combattaient à leurs côtés. Nous avons alors eu l’impression d’être passés d’un front à un autre, d’un conflit à un autre et les corps des victimes tuées par les francs–tireurs gisaient dans les rues, des deux côtés de la ligne de démarcation au cœur de la capitale. Cette année 1978 avait aussi été marquée par de violents accrochages entre les « deux Beyrouth » d’une durée de près de 50 jours. Les tirs avaient même atteint l’appartement de ma tante où nous étions hébergés. Quant à moi, je tremblais de peur en jetant des regards inquiets sur les deux tours qui dominaient les quartiers et dont provenaient les tirs dans notre direction. Il m’arrivait même de me réveiller fréquemment la nuit, terrorisé après avoir vu dans mon sommeil agité les deux tours menaçantes. Cette même année, un camarade de classe Ahmed (9 ans) a été tué par un obus, selon ce qu’on avait dit. Un camarade nous avait même raconté avoir vu son petit corps déchiqueté par le projectile.
Entre 1979, 1980 et 1981, je me rendais à l’école en empruntant des rues protégées par des sacs de sable, pour éviter les francs-tireurs qui nous prenaient pour cibles. À cette époque, je croyais que les habitants des quartiers-est de Beyrouth n’étaient pas des êtres comme nous. Un de mes camarades de classe m’avait même dit qu’ils avaient trois pieds. C’est pour les voir que j’ai finalement emprunté une longue-vue. Un obus ayant détruit le pan majeur d’un immeuble voisin, faisant un grand trou dans le béton, j’essayais de voir le quartier adverse à travers cette fenêtre improvisée. Je me suis donc posté avec ma lunette pour surveiller les rues. Qu’elle n’était ma joie de découvrir des autos semblables aux nôtres ! Une fois, j’ai aperçu une femme qui accrochait du linge. Je me suis mis à la surveiller avec terreur. Il m’était pourtant difficile d’apercevoir ses trois pieds de là où j’étais installé. J’ai ainsi découvert que les habitants de Beyrouth-Est nous ressemblaient. Le lendemain, cette découverte a constitué mon sujet de conversation favori à l’école. J’ai dit à mes camarades : « J’ai vu les habitants de Beyrouth-Est ! ». Mes camarades m’ont demandé avec curiosité : « Comment sont-ils ? ». J’ai répondu : « Ils nous ressemblent beaucoup », provoquant chez eux un silence stupéfait.
Quelques années plus tard, en 1983, les lignes de front entre les deux secteurs de la capitale ont été ouvertes. Je me suis donc rapproché pour regarder de près le quartier d’Achrafieh et ceux qui y résident, ainsi que les francs-tireurs qui y étaient postés. J’étais effrayé et mes yeux ne voulaient rater aucun détail. J’avais presque peur de mon ombre, tant je craignais d’être tué et coupé en morceaux. Mais il fallait à tout prix que j’entre dans ce quartier. Ma curiosité et ma peur étaient immenses. Je me suis finalement rapproché de la tour Rizk. Je l’ai longuement regardée essayant d’imaginer le franc-tireur en train de prendre mon quartier pour cible. Je me suis ensuite dirigé vers la tour Abouhamad. Je l’ai aussi observée, puis je suis parti en courant, le cœur battant à cent à l’heure. J’avais hâte de retrouver mon quartier, mon pays, Beyrouth-Ouest ! Avant de traverser la ligne de démarcation, je suis entré dans une échoppe pour acheter un paquet de cigarettes. L’échoppe était à Achrafieh. J’ai aussi acheté un paquet de biscuits. Je parlais au marchand par saccades, tant je craignais qu’il ne découvre la vérité… Puis je suis rentré au pas de charge dans mon secteur, savourant les biscuits achetés au « pays de Beyrouth-Est »…
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La guerre à travers les yeux d’un garçon de six ans
Wassim Katerji
C’était une journée d’école ordinaire de l’année 1989. J’avais six ans à l’époque. J’étais en classe à l'école Saint Joseph de Jbeil, lorsque la routine quotidienne a été brisée par le bruit des pas de mon père qui courait dans le couloir. Il s’est arrêté devant la porte de la salle de classe. Tenant ma sœur aînée par la main, il m’a fait signe de l’autre de prendre mes affaires et de le suivre rapidement. Le surveillant du cycle primaire le suivait, confus. Je n’ai pas vu la peur dans ses yeux. J’étais tout simplement trop content d’avoir sauté un cours.
Sur le chemin du retour, il n’a pas dit un mot. Normalement, mon père conduisait d’une manière mesurée, mais ce jour-là, il roulait à tombeau ouvert. C’est à peine si je me souviens que les routes étaient presque vides. Je me rappelle très bien en revanche, comment nous avons traversé le pont de Fidar dans notre vieille Volkswagen Wagon, à une vitesse telle que j’ai eu le sentiment que nous allions nous envoler. Nous sommes arrivés à la maison en peu de temps, pour trouver ma mère qui nous attendait anxieusement à la porte d’entrée.
À peine la voiture s’est-elle arrêtée, que des tirs sourds de mitraillettes ont commencé à se faire entendre. Des bruits terrifiants qui sont devenus plus forts et plus nourris, si rapidement que nous n’avons pas eu le temps de placer un mot. Une échelle en bois nous a permis d’accéder précipitamment au sous-sol de notre demeure où nous nous sommes cachés, nous quatre, dans un coin de 2m x1m, à même le sol, près de la salle de bains. Je ne me rappelle pas si mes parents ont eu la possibilité de verrouiller la porte d’entrée avant de descendre au sous-sol. Nous sommes restés assis pendant des heures, alors que le sifflement des balles et les détonations des obus se poursuivaient. Nous n'avons ni mangé, ni bu, ni même osé nous rendre à la salle de bain en face. Nous avons juste attendu que le bruit de la terreur cesse à la fin de la journée... Les mois suivants de la même année ont été pires. Nous avons passé la plupart de notre temps, dans ce même sous-sol, en proie à la peur. Quoi qu’il en soit, c’est cette journée précise qui m’a fait réaliser, aussi jeune et innocent que je puisse être, que nous vivions une guerre.
Plusieurs années plus tard, j'ai interrogé mes parents à propos de cette journée, pour essayer de comprendre ce qui s’était passé et pourquoi. Ce jour-là, mes parents étaient assis dans notre jardin qui donne sur la route côtière de Halate. Comme l’autoroute avait été fermée parce qu’elle servait d’aéroport militaire, la voie côtière était devenue la principale liaison terrestre entre Beyrouth et Tripoli et était, de ce fait, généralement embouteillée. Ce jour-là cependant, la circulation était particulièrement fluide, ce qui avait étonné mes parents. Ils avaient alors interpellé un ouvrier qui se déplaçait à pied et semblait très pressé pour lui demander s’il avait remarqué quelque chose de particulier sur son chemin. Il leur avait alors raconté que l'armée libanaise avait bloqué la route au niveau du village voisin de Akaybé et qu’elle avait mobilisé ses troupes et ses tanks parce qu’elle s’apprêtait à avancer vers Jbeil et à faire face aux Forces libanaises. Mes parents ont été saisis de panique : ma sœur et moi-même étions ce jour-là à l’école à Jbeil.
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Trois maisons sur la colline
Samira Fakhoury
Devant ma page vide, je me demande si la guerre qui a ravagé le Liban depuis 1975 est réellement terminée !
Si dans notre cœur nous ressentons le calme de la paix
Ma raison s’insurge brusquement :
- Tu essayes de te moquer de toi-même ? Ou de me convaincre à moi, ta raison ?
- Non, non ! J’essaye de récapituler les situations et les dangers vécus, pour les dater. Tu sais bien que les jours et les événements se succédaient. Semblaient se ressembler. Mais Je dois commencer par le commencement. Ce premier véritable choc, dans un pays où la majorité ignorait ce qui se tramait dans l’ombre. Dans un village serein protégé depuis toujours par une caserne de l’armée libanaise... C’était en 1976.
Une nouvelle nous bouleverse : l’armée a quitté les lieux, elle s’est divisée. Et le coup de foudre est immédiatement suivi d’un coup de tonnerre. « Restez chez vous : un convoi armé jusqu’aux dents va passer par le village, pour en rejoindre d’autres ». Armé, oui. Mais pas l’armée libanaise.
Juste passer ? Mais non. Ils ont laissé sur leur chemin quelques jeunes et moins jeunes, fusillés, certains dans les rues, d’autres sur le pas de leur porte ; plus d’une dizaine de cadavres ce premier jour d’un cycle néfaste qui change de visage mais garde toujours le même cœur : division, carnage, terreur, et cela a duré… duré.
Je ne me souviens plus combien... des jours ? Des mois ? Des années ?
C’est ce que j’essaye de récapituler. En mettant des dates.
La fuite paraissait être la seule option. On l’appelle aujourd’hui émigration.
Mais ce ne fut pas la solution choisie par nous : comment abandonner nos trois maisons sur la colline ? Celle de mes parents où ma mère vivait encore, celle de ma sœur, déjà exilée comme tant d’autres avec son mari pour le travail depuis bien avant la « guerre », et… la nôtre. Notre maison.
Ainsi décision fut prise : assurer les enfants dans un foyer à Beyrouth (entre deux maux on choisit me moindre, non ?) ; transformer notre garage en abri, ce qui devenait facile après le vol de notre voiture. Quand donc ? 1978 ? Non, le début des années 80, voyons… mais en 76 aussi. Avec la voiture. Décidément ! Peu importe, sans doute. C’est loin tout cela.
Dans ce garage, donc, en fait un rez-de-chaussée mais abrité des 3 côtés par la montagne, mon mari et moi avons survécu aux bombardements aériens d’une armée ennemie, visant une autre armée ennemie, celle-ci campée tout juste devant chez nous.
Nous avons survécu aux bombes du magnifique navire de guerre très occidental, qui visait les mêmes cibles. 1983 ? 1984 ? Ouf.
Nous avons survécu à la terreur. Et nous avons protégé nos maisons.
- Peut-être, me dit ma raison. Mais à quel prix ?
Et aujourd’hui je me demande, avons-nous aussi protégé le Liban ?
Je n’écouterai pas ma raison. Mon cœur, lui, me dit oui.