La guerre n’est pas un dépôt d’armes (Dario, tout est lié à toi. Tu es l’alpha et l’oméga)

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Posté sur avr. 01 2017 14 minutes de lecture
La guerre n’est pas un dépôt d’armes (Dario, tout est lié à toi. Tu es l’alpha et l’oméga)
© La pièce «Ayam al-Khyam» de Roger Assaf. (Archives du journal as-Safir)
Le pays avait deux pupilles noires qui touchaient le cœur de tous ceux qui les regardaient. Certains les ont trouvées empreintes du vertige violent de la communion des cœurs et de la créativité. Pour ceux-là, le pays avait une vision, même s’il manquait de regard. Au début de la guerre libanaise, certains avaient perdu conscience, se retrouvant bien malgré eux sur des lignes de démarcation floues. Et c’est ainsi qu’ils y ont décelé tout ce qui compte, tout ce qui est mystérieux. Paradoxalement, d’autres y ont vu un éclat de luminosité.
Ces deux exemples antagonistes sont frappants. Ainsi, beaucoup ont pris la voie du déni. Ils marchaient comme le font les somnambules. Ils ont considéré qu’ils ne vivraient jamais plus en sécurité, et la panique les a gagnés. Leurs pensées et leurs rêves étaient obnubilés par la guerre, leurs yeux et leurs corps s’ouvrant à un embarras candide, puis à la tuméfaction croissante de la tyrannie. Ils ont trouvé dans la guerre leur épanouissement sans tomber ni dans la simplicité d’esprit ni dans la pleurnicherie. Ainsi, Roger Assaf a été vu sur les champs de bataille de Chiyah, gagnant en notoriété à chaque round de combats.

Ce fut la saison de tous ceux qui y ont trouvé l’essence de la liberté et de l’héroïsme. Ceux-là ont échappé à la terreur des époques précédentes et se sont révélé stars des lignes de démarcation. En revanche, ceux qui ont échoué au test des surprises et des volcans ont perdu leur notoriété. Et ceux qui pensaient que l’époque de la paix était révolue n’ont pas tardé à connaître le vertige du changement, jusqu’à l’affrontement.
La guerre peut se transformer en un monstre de lourdeur pour ceux qui y voient un dépôt tuméfié de corruption, de tensions et d’inégalités sociales. Ils ont si bien tendu l’oreille qu’ils ont décelé le bruit des plaques tectoniques qui s’entrechoquent, et que leurs fenêtres se sont emplies de la lumière du jour et des talents et soupirs de ceux qui attendent depuis longtemps. C’est ainsi qu’ils sont sortis de leurs puits profonds vers le monde. Ils ont dépassé les anciennes colères qui reniaient la révolution, et se sont dirigés vers l’espoir. Ils ont mêlé la brillance du monde à celle de leurs propres yeux et sont sortis de l’ombre.
Le théâtre, c’est l’homme de la guerre. La guerre, elle, est la femme du théâtre. Durant la guerre, ce fut une profusion de chants politiques, d’arts plastiques, de nouvelle poésie, de romans, de nouvelles littéraires, de cinéma. La guerre a fertilisé les moyens d’expression. L’expérience de la chanson politique a fleuri durant le conflit. Plusieurs grands noms étaient autant de poissons dorés dans le marécage de sang et les champs du rêve. La guerre est un panier rempli de tout ce qui ne se trouve pas sur le marché. Les faux sentiments sont morts dans la chanson politique. Il ne restait que la belle voix, le sourire furtif, et il fallait éviter les fausses notes et laisser une place à la chorale, qui est la voix de tous. Dans ce cas, la voix domine l’instrument. Les groupes, à l’instar de ceux fondés par Khaled el-Habre et Marcel Khalifé, foisonnent.
Nabil semble être un pauvre tapissé de velours. Un théâtre sans privilèges. Son rôle : reproduire l’idéologie dominante, notamment la propreté, les bons résultats scolaires et l’obéissance aux parents. Une seule session suivie de soixante-dix autres, organisées par plus d’une centaine de troupes théâtrales, d’amateurs comme de professionnels. Mais la guerre a dépassé l’âge d’or du Liban, jusqu’à engendrer elle-même une guerre. L’ancienne impuissance a éclaté au contact du nouvel espace, venant à bout des étagères poussiéreuses du passé. Les vivants ont triomphé des morts. Durant la guerre, les Libanais ont crié leur attachement à la vie. Certains ont transformé leurs expériences de l’ombre en expériences réussies. D’autres ont échappé de justesse aux obus tombés sans crier gare.
La guerre, c’est la vie, la culture, les arts dans toute leur finesse. Les artistes ont lancé leurs flèches d’un cœur à un autre, car la guerre annule tout ce qui précède sans endormir le progrès et la civilisation. C’est un flot de richesse en faveur du changement. Les horizons symboliques, réalistes ou imaginaires s’unissent aux fondements, après avoir été plantés en terre fertile. Les années de guerre éclairent le sens des années qui les ont précédées. La culture de la guerre est un trait d’union entre ce qui a précédé et ce qui suit, alliant les choses, les mots et les jours.
En somme, la guerre a accéléré tout ce qui se préparait déjà, avec un calme et une patience extraordinaires. De multiples noms ont exprimé, par la chanson politique, des rêves anciens. Des artistes comme Ahmad Kaabour se sont inspirés de grands noms de la chanson française sans pour autant s’attarder sur les raisons de cette influence. Beaucoup s’étonnaient qu’il y ait une chimie entre de tels artistes – Kaabour, Marcel Khalifé… – et leurs prédécesseurs. Ils ont abordé des idées déjà rabâchées dans des chansons originales. L’enrichissement est la qualité essentielle des poètes du Sud.
Le roman, lui, a abondé en nouvelles problématiques. Le théâtre a combiné l’identité et le plaisir, sans être préoccupé par l’idée de la mort. Les dramaturges ont insisté sur la nécessité de se libérer des chaînes. C’est le lot des poètes,  qui en décrivant un corps le dévoilent, puis ne tardent pas à noircir de nouvelles feuilles sur les étapes à venir, explorant tout ce qui les aura fait passer de la réaction à l’action. Des dizaines d’expériences tentent ainsi de décrypter ce qui n’est pas clair dans la vie. Des représentations dans des salles fermées, dans les places, les hôpitaux, ou sur les lignes de démarcation.
Ici, les rêves ont fécondé les corps, les blessures se sont unies aux rêves, les tripes ont été connectées à l’univers. Personne ne pouvait plus monopoliser les régions. L’Université libanaise s’est transformée en une vallée lumineuse qui offre ce qui ne se ternit jamais. Son entité même s’est liée à tous les droits de vie. La guerre a totalement libéré les mots de la nouvelle ville. On lisait alors dans les livres de la désobéissance, mais pas du péché, et la différence était énorme. La guerre n’a pas voulu se contenter de la culture comme amie. Bien au contraire, ce fut l’union entre deux corps en perspective d’une naissance, avec toutes les dimensions psychologiques de l’union et de la naissance, dans le sens où l’amour devenait osmose et où la naissance n’était pas un simple résultat. Il était devenu nécessaire de reconnaître les droits sociaux des époux et des enfants. Dès que cela était fait, les membres d’une même société vivaient en harmonie, ce qui déclenchait un processus de développement, sur base de la dimension sacrée de l’union entre les corps et les esprits. Car l’humanité ne connaît pas de plénitude sans amour, un amour partagé.
La guerre en était devenue un être sacré parce qu’elle a semblé, en ce temps-là, comme le plus éminent des cadeaux de la sagesse. La guerre est le sens qu’exigeait la réalité. Et cela s’est matérialisé non à travers des règles dépassées et des échanges de politesse, mais par le biais d’un réel échange et de débats entre la guerre et les êtres de la guerre, par des expressions organisées et programmées. La guerre n’a pas tourné autour de points essentiels, mais a mis tout en valeur, absolument. Malgré la naissance de conflits à cette époque, tout cela a été employé dans un seul grand objectif : la réécriture d’une nouvelle vie, d’une liberté absolue.
La guerre a condamné le Liban à une liberté très vaste, qui a fini par servir ses propres intérêts. Sans chercher sciemment à s’attacher aux libertés passées, elle s’y est effectivement liée, plus par destin que par choix. La liberté est en effet une idéologie au Liban. Et c’est comme cela que le théâtre s’est développé, dans une jungle sauvage dans laquelle toutes les armées antiques, si présentes sur les planches par le passé, se sont perdues. Le théâtre a pris la dimension de l’horizon du nouveau pays. Il a décidé d’adopter une langue proche des gens. Et pour cela, il a fallu détruire le théâtre ancien de manière tonitruante, et créer des pièces qui se répandent et qui rassemblent. En effet, les hommes de théâtre de cette époque n’ont pas signé de contrats, comme ceux qui les ont précédés, et n’ont pas cherché à amasser de l’argent dans les caisses. Le théâtre s’est efforcé de surprendre, par le biais d’expériences telles que celles du « hakawati », ou conteur. L’exemple du « hakawati » est progressiste, c’est l’expérience professionnelle de Roger Assaf qui l’a sortie du marécage de la tyrannie. C’est ainsi que ce metteur en scène a travaillé autant dans les camps palestiniens qu’aux Makassed de Saida ou encore dans les villages du Sud. Roger Assaf n’était plus attaché aux différentes formes théâtrales, mais a cherché son inspiration entre les murs et dans les nouveaux calculs.
La troupe du « hakawati » était comme un chat sauvage, qui a déchiqueté, dans une sorte d’instinct très sain, tous les styles théâtraux anciens qui respiraient l’enfance de cet art. Cette troupe a transposé le spectacle des planches vers la salle, faisant fi des règles du passé. Ses membres accueillaient les spectateurs comme des invités. A la base, le « hakawati » était le maître des soirées dans les maisons populaires, c’était une personne qui possédait la capacité de dominer les salles. Le conteur pouvait faire revivre les soirées, les récits, les souvenirs, et effectuait une bonne prestation, maîtrisant même le chant. Un corps nu sur deux jambes fortes, doté d’un cœur qui devine les organes morts chez les autres, afin de les raviver par une agitation qui lui est propre. Le « hakawati » était ludique, comme une étoile lumineuse dans le ciel.
Ces expériences semblaient comme des poissons dans un aquarium énorme, géant. Pas de tranquillité face aux songes, dans le pays de la peur masquée et de la solitude entourée de portraits noirs. Le songe est différent du rêve. Tout le monde avait rêvé de la guerre et ils y étaient tous entrés avec enthousiasme. Les expériences qui ont renié les images anciennes se sont multipliées. La troupe du « hakawati » a gagné le prix du festival de Carthage en 1983, et s’est produite dans nombre de villes arabes et européennes. Raïf Karam et Adel Fakhoury ont fondé la troupe de Sindibad. Yacoub Chedraoui a produit des pièces sur le thème de la guerre. Cet ambassadeur du théâtre soviétique avait empli les nuits silencieuses et vides, à l’époque de l’invasion israélienne en 1982, par une pièce pleine d’espoir, « Al Tartour ». Une pièce satirique dans une ville cernée, aux allures de comedia dell’arte. Contre l’obscurité, le silence, la mort, la faim, la soif. Ziad Rahbani, lui, a entremêlé ses pièces avec sa vie, la peur et la tristesse parvenaient au public par des traits d’humour épidermique. Des pièces contre les haines, et contre le poison inoculé par l’argent. Beaucoup sont sortis de l’obscurité de la souffrance, Siham Nasser, Machhour Moustapha, Nidal Achkar, Fouad Naïm. Tous mêlaient la raison et le cœur.
De nombreux noms n’étaient pas nés des impératifs du marché : Raymond Gébara, Rabih Mroué, Berge Vassilian, Antoine et Latifé Moultaka, Joseph Bou Nassar, Jean Daoud, Antoine Kerbage, Noura as-Saqqaq, Leila Debs, Ziad Abou Absi ou encore Lina Abiad. Les quatre derniers noms étaient issus du théâtre universitaire. La guerre a engendré des dizaines de nouveaux metteurs en scène. Ces hommes et ces femmes ont dépassé les doutes qui les avaient un jour tourmentés. En fait, la guerre a fertilisé le théâtre et toutes sortes d’expressions. Le théâtre n’était plus affaire d’un seul homme, mais d’une communauté. La guerre qui faisait rage dans les rues de la ville a fait émerger de l’ombre nombre d’amateurs.
La guerre, ce ne sont pas des inscriptions funéraires ni un dépôt d’armes et de véhicules de combat. Ce n’est pas non plus un charnier. La guerre c’est la vie, et bien plus que la vie. La guerre intensifie la vie quand elle la sort des boîtes à secrets fermées, vers une longue voie bordée de verdure. L’encre est la tombe des arts sacrés anciens.
Il n’y a pas de similitudes entre la guerre syrienne et la guerre libanaise. La première est verticale, la seconde horizontale. La guerre civile au Liban a été imaginée avec soin, de sorte que les Libanais ont dépassé les obstacles par la création de régions unifiées ouvertes à tous les idéaux. Des relations complexes ont réuni le théâtre et la guerre au Liban et en Syrie. Les deux guerres ont représenté des scènes cosmiques. Mais tandis que la guerre libanaise est perçue comme abstraite, la guerre en Syrie, elle, est réaliste. La première est une guerre métaphorique alors que l’autre est un conflit de discours, dont l’utilisation a accru la violence.
Au Liban, le théâtre a joué son rôle d’intermédiaire entre la culture et le public, ce qui a été renforcé par une vaste affluence. D’un autre côté, le théâtre syrien, à l’intérieur comme à l’extérieur, reste fragile. Cette fragilité a été favorisée par l’alimentation des illusions auprès d’une catégorie, et celle de la peur auprès d’une autre. Les illusions abondent dans les pièces de l’opposition syrienne, notamment celles jouées au Liban. En revanche, la peur marque les pièces montées à l’intérieur du territoire syrien en raison des menaces représentées par les combats, ce qui a amplifié la confusion de leurs créateurs.
Un exemple frappant est celui d’une pièce connue de Omar Gebahi, présentée dans un festival en Algérie. Les personnages de la pièce rejoignent la réalité, et non le contraire. Un homme et une femme dans une maison, dans un monde imaginaire, observent une fenêtre derrière laquelle frémit une lueur, ou ce qu’ils pensent être une lueur. C’est la guerre, ici, qui se reflète dans les relations entre les époux. Le mari s’adonne à la boisson, aux tranquillisants et à la cigarette. N’ayant aucune communication avec sa femme, il est occupé à observer la lueur par la fenêtre. La pièce se termine par la scène où la femme rejoint son mari dans ses observations. Une autre pièce, « Je ne m’en souviens plus », est un manifeste politique : un ancien détenu syrien raconte son histoire devant un public qui n’est intéressé que par une nouvelle histoire de détention. Ces pièces sont autant d’exemples d’une écriture qui explore les répercussions de la guerre sur les relations humaines. Le théâtre syrien, plutôt que de refléter le style de l’auteur, tente de cristalliser la réalité première ou présente.
Au Liban, la guerre a balayé les anciennes règles théâtrales, projetant l’artiste dans un nouvel atlas. La guerre dans ce pays a ouvert grand le champ de l’imaginaire aux potentiels naissants. Pas de champ de l’imaginaire en Syrie, face aux scènes de violence, de massacres, de viols et de destruction globale. Une destruction qui unifie le paysage dans les quartiers et les régions, à l’inverse des humains, profondément divisés. Le Libanais a transformé le monde en fil au cours de la guerre civile. À l’inverse, les hommes de théâtre syriens n’ont pas pu dégager de nouvelles données de la guerre, qui se poursuit toujours, de déchirure en déchirure. L’absence d’esprit cosmopolite dans les villes et villages ensanglantés de Syrie a privé le théâtre des soucis de l’artiste, au profit d’un discours monochrome qui domine.
Dans la vie quotidienne, la population met sa vie en danger pour se porter volontaire et lutter contre la mort. Ces gens-là sont inventifs et combattants, ils ne veulent pas que soit gaspillée leur vie et celle de leur communauté, ou qu’ils se retrouvent sous terre pour la dernière fois. La guerre est une table dressée dans un grand pays pillé par les hommes politiques, en pure perte. En Syrie, la guerre demeure un jeu très dur, où seuls comptent les pertes et les gains. Tandis que la réalité libanaise a engendré un théâtre qui insiste sur le caractère ambitieux et satirique des projets artistiques.


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