La mémoire ne correspond pas à un attachement à quelque chose dont on a hérité. Pour la ranimer, il n’est pas nécessaire de faire le choix de se conformer aux traditions, dans la mesure où celui-ci traduit une orientation intellectuelle et politique qui ne se suffit pas de défendre le traditionnel face au moderne, mais qui tend à lui conférer un caractère normatif ou une exemplarité sur les bases d’une fidélité au passé.
Le fait de vouloir consciemment réactiver sa mémoire repose, non seulement sur des motivations précises, mais sur une certaine moralité individuelle et politique, surtout lorsqu’il s’agit de remonter vers le passé pour évoquer le présent ou tenter de faire une projection vers l’avenir. Nous nous employons souvent à « tirer l’avenir du souvenir », pour reprendre les termes du l’arabisant français, Jacques Berque.
Si nous nous attardons sur « les mythes d’origine » évoqués par Ahmad Beydoun, lorsqu’il traite de « la splendeur des histoires séparées » selon les communautés au Liban, nous constatons que la légitimité de la politique de mobilisation, de justification, de condamnation et d’accusation, est puisée en fonction des besoins, dans le passé, proche ou lointain. Il est difficile pour des dirigeants ayant un pouvoir de contrôle, notamment les plus talentueux et charismatiques d’entre eux, de dissimuler leur désir brûlant de contrôler la mémoire collective qu’ils réinventent sous prétexte de vouloir la rafraîchir. De la sorte, ils tendent à mettre la main sur les sources de légitimité.
Dans les systèmes démocratiques cependant, l’élite politique n’a pas besoin d’exploiter la mémoire au service de la légitimité. Du moins, pas dans la même proportion. Pour édifier l’avenir, elle se trouve moins contrainte d’opérer un retour vers le passé, même si elle ne peut pas ignorer celui-ci. Les démocraties fondent leur légitimité non seulement sur les élections, mais également sur des textes fondateurs du passé, tels que la Constitution, qui fait partie de la mémoire collective et d’une volonté de vivre ensemble, conformément à des règles agréées.
S’il est vrai que les sentiments qui correspondent le plus à la notion de démocratie sont ceux qui tendent vers l’avenir, il reste que certains sentiments et positions tournés vers le passé concordent avec l’esprit démocratique, en ce sens qu’ils tendent à rétablir les pratiques du vivre-ensemble. Ceci est d’autant plus vrai que la démocratie est pluridimensionnelle. Dans sa conception la plus simple, elle représente un moyen de changer de gouvernements sans recours à la violence. Mais elle définit dans le même temps la qualité des rapports entre des forces politiques qui respectent la mémoire commune, notamment ses textes fondateurs, tels que la Loi fondamentale, et qui renforcent la participation rationnelle et équitable au pouvoir. La démocratie suppose également un débat permanent et un dialogue ouvert d’une part, ainsi qu’un respect des accords d’autre part, quelles que soient les tensions qui peuvent émerger. Celles-ci font notamment surface lors d’un passage d’un système fort et autoritaire à un autre, démocratique et faible ou d’un système stable et dépendant, à un autre, indépendant et instable. La tension prévaut en outre lorsqu’il s’agit de concilier deux impératifs : celui de sortir de la violence par des moyens politiques et celui de répondre aux besoins de justice.
Pour contenir telle ou telle autre tension, il est nécessaire de prendre des décisions et de créer des institutions de nature à nous faire oublier certaines choses et à nous rappeler d’autres.
D’aucuns soutiennent souvent que ceux qui oublient le passé sont condamnés à le revivre. D’autres assurent en revanche qu’il est impératif de tourner la page pour pouvoir avancer, et que cela reste impossible si l’on n’oublie pas le passé pour ne pas permettre aux anciennes rancœurs de détruire la volonté de vivre ensemble, qui est une des conditions de redressement démocratique.
Pour cette raison, ou plutôt pour ces deux raisons précises, les sociétés qui aspirent à la paix, consécutivement à une guerre, ont besoin de traiter la mémoire et d’œuvrer pour la guérir. Lorsque nous nous souvenons de drames vécus, nous nous souvenons en même temps de leurs instigateurs et nous leur en voulons, ce qui correspond à une sorte de vengeance, quoique symbolique. S’il est impossible d’empêcher la vengeance sous toutes ses formes, il serait alors préférable de s’employer à dépouiller la haine de son caractère permanent, à travers l’acte politique.
La politique assume, de ce fait, une responsabilité lourde, notamment au sein des sociétés ayant émergé d’une guerre civile. En d’autres termes, elle doit faire la lumière sur les événements du passé sans se laisser aller à considérer les conflits du présent comme le prolongement des guerres qui ont émaillé ce passé. La mémoire devient ainsi un exercice et un instrument. Elle se transforme en outil politique, à partir du moment et du contexte qu’on décide de choisir pour la réveiller. La ressusciter n’est pas une opération innocente mais représente un véritable travail de reconstitution ou de réarrangement.
Nul n’ignore que dans un pays comme le Liban, la mémoire qui doit être reconstituée n’est pas commune, en ce sens qu’elle n’est pas la même pour toutes les parties qui étaient impliquées dans le conflit. La mémoire propre à chaque communauté ou groupe politique fait l’objet d’une réinvention, ce qui confère davantage d’importance à la quête de la vérité. Cette entreprise commande cependant un effort commun avec pour finalité principale la réconciliation. La vérité est une condition sine qua non de la réconciliation.
Une quête de la vérité au double plan objectif et juridique, reste en définitive du ressort des tribunaux. Cette vérité devient ainsi libératrice. Elle met fin à l’impunité et contribue à barrer la voie à la violence. Il faut aussi dire que la quête de la vérité en vue d’une réconciliation est elle aussi pluridimensionnelle. Une de ses dimensions se rapporte aux faits. La deuxième est d’ordre personnel et transparaît à travers les récits, les témoignages des victimes et l’histoire de leurs douleurs et de leurs peurs. La vérité née des épreuves et des souffrances peut faire l’objet d’une plus grande participation de la part de ceux que les appartenances politiques et communautaires divisent. Elle permet des recoupements, des comparaisons et des débats. La connaissance qu’elle génère favorise la reconnaissance.
Cette vérité se situe dans l’espace public, c’est-à-dire politique, là où les mythes se confrontent et où les demi-vérités sont mises en cause pour dévoiler la manipulation de la perception et des sentiments des gens. Insister sur la vérité dans la perspective d’une réconciliation nous permet également de pardonner sans oublier, au moment où les pratiques courantes de complaisance nous poussent à oublier sans pardonner.
Aujourd’hui, les deux discours politique et médiatique nous poussent à oublier sans pardonner. La mémoire est ainsi employée de manière sélective pour transformer la politique en une querelle sans fin, qui se renouvelle jour après jour, nous situant en permanence au bord d’une guerre.