Exode de deux mémoires

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Posté sur déc. 01 2017 9 minutes de lecture
Exode de deux mémoires
La rue, 6 heures du matin. Le quartier est encore immobile avec ses coins de rue, ses balcons et ses fenêtres sur lesquels d’habitude se promène le regard. Du balcon de cet appartement, il ressemble à des boîtes d’allumettes collées les unes aux autres, reliées par des câbles électriques qui tissent la grande toile d’araignée nommée " quartiers populaires ", avec des rues bondées, des visages visiblement frustrés, abattus, et qui vont et viennent en file indienne ; des graffitis sur des murs gravés par des amoureux lassés des mêmes trajets empruntés pour se rendre à l’école, ou le spectacle des jeunes filles se rendant aux points d’eau.

Le visage d’Abou Hassan en ce matin, plein d’une immense nostalgie, ressemble à une grande jarre sur laquelle est gravée une histoire plus longue que toute histoire. Cet homme qui a vieilli comme si la vie avait consumé ses flancs, le voilà taillant les fleurs sur le rebord de son balcon, un endroit où il aime voler des moments de calme et se faire le complice du silence, avec sa tasse de café et la voix de son magnétophone diffusant doucement des chansons de Feyrouz, Wadih el-Safi et Nasri Chamseddine, pendant que ses yeux observent les pas d’Oum Hassan, qui a vieilli à ses côtés, et qui lui a donné les trois fleurs qui sont à l’intérieur, et qui sont la seule moisson et fruits de sa vie.

Les membres de cette famille sont indifférents à tout ce qui dans ce quartier pourrait être homologué au Guinness ou figurer à l’ordre du jour de sommets arabes. Ce sont, c’étaient, des gens qui appellent les choses par leur nom, un habit, un mur, un travail. Des fenêtres de cet immeuble d’un étage, la vie ressemble à une course poursuite : le père qui sort à l’aube avec son chariot à fèves soigné, dégageant une odeur de cinnamome, d’ail émincé et de gaz allumé à feu doux, d’épices dont le parfum vous fixe sur place, dans ce coin où se tient Abou Hassan, jusqu’à midi, l’heure de sortie de ses trois filles de l’école, jusqu’au soir bruissant des mille et une histoires héritées des aïeux, des mères et d’une terre qui ne lui a légué qu’un chariot pour la fatigue, et une famille pour la joie.

Ses filles, les voici sortant tous les matins pour l’école, et emmenant avec elles les recommandations de leur mère, comme si les cent mètres qu’elles doivent franchir étaient une jungle où elles n’auraient d’autre secours que la miséricorde de Dieu.

À l’école, les jours se ressemblent, échanges de secrets de jeunes filles, rêves qui s’étagent, s’élèvent et retombent ; certaines rêvant d’universités à mille lieues d’une rue qui se tait le matin et s’anime jusqu’aux derniers feux du crépuscule, d’autres d’un prince charmant en chair et en os qui promet de transmuer en vie heureuse tout ce qu’elles ont appris aux heures de mathématiques, de lecture, de langue ou de sport. Trois roses sur l’aire à grain de l’âge, qui se résume en deux visages fatigués portant le nom d’un Hassan qui n’est jamais arrivé.

 

«Boîte des ombres», une œuvre d’art d’un des enfants participant au projet «Chance» organisé par l’association «Recherche d’un terrain d’entente» (Search For Common Ground), dans le cadre d’ateliers de dessin visant à associer communautés d’accueil et collectivités hôtes à travers les arts.

La mère répand dans le quartier l’odeur de sa cuisine, l’odeur des épices parfumant des plats traditionnels, de la " mjaddara " qui trône au milieu de la table entre le lait caillé, les oignons et le pain, des soupes durant les hivers qui passent comme un ennemi familier dont ils connaissent bien les moments, l’hiver qui les chasse du balcon, mais qui se fait le garant des aspirations secrètes qui ont marqué chaque prière, chaque détail de la vie d’une famille qui s’est bâtie sur l’amour, la chaleur ; d’une famille que la terre bienveillante se réjouit de voir assise en tailleur sur des matelas d’éponge, dans une pièce orientale, formant cercle autour du poêle qui la rassemble comme une troupe qui s’accorde avant de paraître sur scène, s’entend sur les règles et les réparties…Tous pour un.

Le quartier est lavé à grandes eaux par la pluie. La bonne odeur de la terre s’élève comme un signe de vie à la fois silencieux et tumultueux. Le froid rougit les joues comme de honte, et le chariot bien à l’abri dans son coin de rue réchauffe ceux qui fuient l’enfer mordant du froid. Et Abou Hassan debout contre son chariot, jetant des morceaux de bois dans un bidon en fer blanc rouillé comme les âges, vermoulu comme toutes les voyages qu’il a fait, enfant, adolescent ou vieillard, propriétaire d’un chariot qui lui permet de faire vivre sa famille et de la hisser, en toute honnête sincérité, vers le suprême confort.

Puis, en cherchant de nouveaux balcons pour y faire monter la fumée de sa marmite, le voici lorgnant une nouvelle route, celle d’un nouveau pays autre que celui où il avait serré ses trésors de joie et de souvenirs. Mais les années de guerre passèrent sur lui comme des sabres, et il fut lacéré par les tristesses pour tous ceux dont il se sépara ; pour la manière dont les bombes, les fusées et les voitures piégées rasèrent tout, et les recoins cachèrent toutes sortes d’assassins ; pour l’amour du sol natal disparu dans le grondement des chenilles de chars et des tirs nourris d’armes automatiques, et des grand vents des jours derniers qui soufflèrent.

Dure comme la mort, cette image s’en alla. Mais auparavant, avant les tentatives de fixer leurs yeux sur un lieu nouveau, les dernières images qu’ils gardèrent de leur terre fut celle d’un convoi qui s’ébranle comme un vieux jouet sur le point de se désarticuler ; et les voilà qui se tournent tous vers un sol auquel ils font leurs adieux comme à un mort sur le point d’être mis en terre, parmi les sifflements des obus et les explosions qui retentissent dans le cœur, comme si la terre était distribuée à des barbares qui ne savent compter jusqu’à dix avant d’aimer, qui ne savent pas laisser Dieu tranquille, qui ne savent fuir qu’en foule.

La route est longue qui conduit au Liban. On dirait qu’ils doivent revoir tous les visages qui les ont forcés à fuir, et tous leurs drapeaux ; comme s’il suffisait de dire : " Que serait devenu cet enfant s’il n’avait fui ? ", avant qu’un concert de voix unanimes réponde : " C’est la volonté de Dieu, il fait ce qu’il veut ", et qu’un silence total s’installe, condamnation de tous par tous, eux victimes de toutes les erreurs, celles des parents, celles de la terre, celles des chefs et du jeune qui a visé au cœur, et leur a légué cet horizon nouveau dans un convoi roulant sur une route du Liban.

C’est un lourd silence qui traverse la nuit, et un autre adieu qu’il leur faut faire, pour vivre avec une nouvelle mémoire. Ce sont deux voyages. Là, les maisons sont plus proches, eux-mêmes se sentent d’ici, leurs nouveaux voisins savent d’où ils viennent et connaissent leur tristesse, celle qu’ils ressentent et celle qu’ils se doivent ; et eux savent quelle fenêtre ils doivent ouvrir pour que reflue vers eux quelque chose de leur ancien quartier.

Aujourd’hui, Abou Hassan a refait sa vie avec un chariot où s’étale du maïs, des fèves et du lupin. Il la tire, joyeux, sur des routes de montagne, près d’écoles qui les abritent, près de gens qui se regardent les uns les autres du fond du cœur, afin que la douce tristesse pour ce qu’ils ont perdu ne s’éteigne pas ; sauf que ce nouvel endroit leur a donné une identité qui, contrairement à l’autre, les libère de toute crainte.

Ses filles sont aujourd’hui plus belles que tout ce qu’il a pu souffrir. Les écoles adoucissent désormais son chagrin, et les routes que tout le monde parcourt sont à tous. Les fenêtres de la vie s’ouvrent sur de l’espoir. Ils ont installé en ces lieux tout ce qui leur ressemble, la cuisine de leurs femmes, les habits de leurs enfants, leur accent, leur timidité, et leurs yeux qui ont commencé à oublier la tristesse intime qui est la leur.

La ville, avec toutes ses frayeurs, les a apprivoisés, elle les a réconciliés avec les nouveaux visages ; elle a accepté leur aspiration pour un gagne-pain – peintres, électriciens, marchands ambulants – les a réconcilié avec tout ce qui a déjà été, comme s’il s’agissait d’un autre peuple ; et la vie s’est faite proche ou du moins, les jours d’Abou Hassan se sont faits tels, s’écoulant désormais sans tristesses, sans peurs, sans embarras pour une identité toujours comme à portée de main.

Pour tout dire, il est las d’avoir à payer pour un péché qu’il n’a pas commis, ni d’ailleurs ses voisins qui faisaient partie du premier convoi et feront partie du second. Les voici rassemblant leurs biens, voici Abou Hassan rassemblant les objets de sa deuxième maison sur un véhicule qui s’ébranle vers son nouveau logis, leur malédiction se répète désormais, à chaque fois qu’un homme décide de leur poignarder le cœur, les jetant sur des routes sans terre, des routes bordées de peurs et de haltes provisoires, de routes les brusquant vers n’importe quels horizons sûrs, migrants pleurant la jeune fille dont la photo fut la tristesse du monde entier, leur fille, leur proche, leur voisine, la fille qui ne les traitait pas en étrangers, la fille d’une famille qui leur était liée par des liens de parenté.

Abou Hassan se retourna, et ses cris de lamentations couvrirent tous les autres, sanglots qui s’étranglent dans sa gorge d’homme aux deux cœurs, l’un battant dans un vieux recoin perdu, l’autre languissant après un nouveau foyer.

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