Un obstacle d’ordre social
Lorsque Riwa et Walid ont décidé de convoler en justes noces, il y a douze ans, le problème de la confession ne s’était pas posé. Du moins pour le futur mari. "J’ai grandi sur une pensée nationaliste où la religion et les communautés n’avaient pas de place, confie-t-il. J’ai toujours voulu faire un mariage civil, d’autant que je n’étais même pas pratiquant."
Le problème s’était posé du côté de la jeune femme, qui appartient à la communauté druze. "Bien que dans ma famille, il y a eu plusieurs mariages mixtes, j’ai eu du mal à convaincre mes parents de mon choix, se souvient Riwa. L’obstacle était plutôt d’ordre social. Chez nous, on naît druze, on ne le devient pas. Donc, en épousant un homme d’une confession différente, mes enfants ne pourront pas être druzes. Nos aînés craignent donc de perdre un membre de la communauté, d’autant que nous sommes une minorité. La religion en elle-même n’a jamais posé de problèmes. D’ailleurs, j’ai vécu dans une famille ouverte aux autres. Mes parents ont toujours eu des amis de confessions différentes. Nous partagions leurs fêtes. J’ai également fait mes études scolaires et universitaires dans des établissements où je côtoyais des gens de différentes confessions. Je n’ai jamais eu peur de l’autre."
Et pourtant, le choc était au rendez-vous lorsque Riwa a fait la connaissance des amis de Walid. "J’ai toujours pensé que les chrétiens étaient ouverts, raconte-t-elle. Quelle ne fut ma surprise lorsque j’ai vu la réaction de ses amis qui s’étonnaient que nous ayons contracté un mariage civil et qui nous posaient toutes sortes de questions. Ils voulaient savoir si notre mariage était "légal", si nous vivions "dans le péché", quelle sera la confession de nos enfants… Pour eux, j’appartenais à un milieu dont ils ignoraient tout. Mais, avec le temps, ils ont fini par constater que bien que je sois d’une confession différente, je ne cherchais pas à arracher Walid à sa famille ni à son milieu. Bien, au contraire, je me suis intégrée à leur environnement."
"Notre relation est enrichissante à plus d’un niveau, renchérit Walid. Personnellement, je n’évalue pas la personne selon ses convictions qui peuvent changer au fil des années. D’ailleurs, c’est mon cas. Lorsque nous nous sommes mariés, je n’étais pas pratiquant. Aujourd’hui, je le suis, mais à ma façon. Riwa n’a jamais protesté. Elle n’a aucun problème à ce que je prie devant elle. Si elle n’avait pas cette ouverture aux autres, je pense que cela aurait pu créer un problème au sein du couple."
Pour Riwa, "les enfants sont le critère du degré d’ouverture envers l’autre". "Si j’avais eu des enfants, j’aurais pu adresser un message à la société confessionnelle et lui montrer qu’il est possible, même dans un mariage mixte, d’élever ses enfants pour qu’ils soient hautement spirituels et connaissent Dieu dans toute sa splendeur, loin de la perception confessionnelle réductrice, affirme-t-elle. Je leur aurais appris à tirer ce qu’il y a de mieux du christianisme et de la doctrine druze."
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" La discrimination me révolte "
Ils sont nouvellement mariés, mais leur idylle a commencé il y a quatre ans. Nivine a rencontré Abdo via sa meilleure amie qui prenait des cours de danse avec lui. "Elle était persuadée que nous allions bien nous entendre, parce que nous nous ressemblons sur plus d’un point", raconte Nivine.
Quand la jeune femme a voulu introduire son compagnon à ses parents, la réponse a été un non catégorique. "Lorsqu’ils ont su que Abdo était syrien, ils n’ont voulu rien entendre, se rappelle-t-elle. Je les ai affrontés, pour la première fois de ma vie. L’idée que leur refus était dû au fait que Abdo soit syrien m’était insupportable. Je leur ai dit que j’étais prête à le quitter, à condition qu’ils fassent sa connaissance."
Ils ont finalement fléchi, mais le père de Nivine tentait de la dissuader de poursuivre cette relation, qui ne va que "lui attirer des problèmes" : le regard que posent les Libanais sur les Syriens, l’impossibilité de transmettre la nationalité libanaise aux enfants…
"J’étais prête à relever ces défis, parce que pour la première fois de ma vie, j’étais prête à m’engager", confie la jeune femme. La rencontre s’est bien passée. "Ils se sont tranquillisés après avoir connu la famille de Abdo. Ils ont constaté que nous partagions les mêmes valeurs, biens que nous appartenions à deux milieux différents. Aujourd’hui, mes parents sont capables de prendre le parti de Abdo, si nous avons un malentendu", ajoute-t-elle.
Du côté de Abdo, le problème de la nationalité ne s’était pas posé, "parce que ma grand-mère paternelle était libanaise". "Mon père et mon oncle sont nés au Liban, poursuit-il. J’aime l’accent libanais qui me rappelle ma grand-mère." Lorsqu’il est venu s’installer au Liban, il y a dix ans, Abdo a été étonné "par l’hostilité des Libanais envers les Syriens". "Je n’étais pas très conscient des tensions qui existaient entre les deux peuples, ajoute-t-il. Au début, j’évitais d’aborder des sujets politiques ou de parler avec un accent syrien." Tout a changé lorsqu’il a rencontré Nivine. "Pour la première fois en dix ans, j’ai enfin pu parler des sujets qui me tenaient à cœur, affirme-t-il. À travers notre relation, j’ai réussi à changer, dans nos entourages respectifs, la vision que nos amis avaient des uns et des autres peuples. Mes copains ont constaté que tous les Libanais n’étaient pas arrogants ou condescendants."
Du côté de Nivine, ses amis ont "découvert qu’il y avait des Syriens "bien". "Un de mes amis ne cesse de me dire que Abdo est le seul Syrien qu’il apprécie, lance-t-elle. D’aucuns continuent toutefois de me demander si je n’avais pas de problèmes à ce qu’il soit Syrien. Dans mon entourage, les gens ont compris qu’on ne pouvait pas mettre tout le monde dans le même sac. En ce qui me concerne, je n’ai jamais jugé un être humain selon sa nationalité, mais selon son humanité. La discrimination m’a toujours révoltée, depuis mon enfance."
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Briser les tabous
Leur mariage n’a rien de conventionnel, du moins pour une société comme le Liban. Zeid est Libanais et Mekdes, Éthiopienne. Cette union leur a valu au tout début de nombreux problèmes d’ordre administratif: d’abord pour enregistrer leur mariage civil contracté en Éthiopie, "une procédure qui a pris près d’un an", puis pour inscrire leur enfant né près de trois mois après leur union, "les autorités considérant qu’il était illégitime ", et enfin pour renouveler le permis de séjour de Mekdes, un an après le mariage, " parce qu’on essayait de la déporter ". " Nous avons vécu dans l’anxiété pendant plusieurs mois ", confie Zeid. " Je suis restée sans permis de séjour et sans mon passeport pendant près d’un an ", se plaint la jeune femme. Finalement, à la suite d’un article virulent paru dans la presse et avec l’aide d’un " piston ", l’enfant a été inscrit et la jeune femme a pu obtenir la nationalité libanaise.
Sur le plan social, le couple dit " ne pas rencontrer de problèmes graves ". " L’étonnement des gens m’amuse, avance Mekdes. Où est le mal si je suis mariée à un Libanais ? "
" Dans notre quartier (le couple vit à Achrafieh), tout le monde l’aime, assure Zeid de son côté. Les gens ne sont pas trop racistes. Les choses auraient probablement changé si nous vivions dans une autre région. " Il reprend : " Je me déplace beaucoup en taxi-service. Lorsqu’on voit mon fils, on devine que ma femme est Éthiopienne. Commencent alors les confidences. Soudain, tout le monde est tombé amoureux de cette Éthiopienne. Les histoires sont toutefois restées sans lendemain en raison des pressions familiales. "
Par leur union, Zeid et Mekdes ont réussi à briser les tabous dans leur entourage. " Tous mes amis mangent désormais de l’éthiopien, lance Zeid sur un ton badin. Au début, nous organisions beaucoup de soirées éthiopiennes et Mekdes cuisinait pour tout le monde. Avec le temps, les barrières ont commencé à tomber. Beaucoup de Libanais vivent dans leur bulle. Pour eux, tout ce qui est en dehors de cette bulle est étrange. Dans notre milieu, les gens ne posent plus un regard hautain sur les Éthiopiennes, mais les traitent sur un pied d’égalité. D’ailleurs, beaucoup de nos connaissances se sont elles aussi mariées avec des Éthiopiennes. Il n’en reste pas moins, que je fais toujours affaire avec des gens qui me posent moult questions."
En épousant Mekdes, Zeid a pensé qu’il s’intégrerait plus au milieu éthiopien et que son fils aurait deux patries. Le contraire s’est produit. "Ma femme s’est intégrée à la société libanaise, affirme-t-il. Quant à mon fils, il parle français et arabe." Ce ne sera pas le cas du prochain enfant, assure Mekdes, en plaisantant: "Je lui apprendrais l’éthiopien pour qu’il l’apprenne à son tour à son frère."