Le ministre des Finances a répondu à cette suggestion, pendant la séance législative destinée à débattre de la loi sur les impôts, en précisant qu’il existe des conventions et des traités qui régissent les relations entre les deux pays. Par conséquent, aucun des deux pays ne peut fixer des taxes de passage, selon son bon vouloir et sans consulter l’autre. Mais le député n’a pas été convaincu et a répondu : " De quels conventions et traités parlons-nous, alors que le nombre de déplacés syriens au Liban a atteint les 2 millions ? ".
Ce député a facilement considéré que la présence des déplacés syriens au Liban est illégale. Mais certains lui ont aussitôt répondu que ses propos ne sont pas exacts. Un ministre a même vivement protesté, affirmant que la présence des déplacés syriens au Liban est légale.
Cet échange résume à merveille l’attitude ambiguë des autorités libanaises à l’égard du dossier des déplacés syriens. On peut même dire que cette attitude est marquée par la légèreté et l’incohérence. A ces qualificatifs, il faut ajouter la volonté d’exploiter politiquement ce dossier pour marquer quelques points sur le plan populaire.
Deux millions, c’est donc le chiffre rond qui circule chez les politiciens. Il est certes supérieur au chiffre avancé par les Nations Unies, qui parle plutôt d’un million, selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR). Jusqu’à présent, toutes les tentatives des autorités pour modifier ce chiffre n’ont pas abouti. Ce qui montre la légèreté avec laquelle ce dossier est abordé.
Tant que la guerre en Syrie n’est pas terminée, la communauté internationale rechigne à pousser les déplacés à rentrer chez eux, pour qu’ils ne courent pas de nouveau des dangers. De son côté, le Liban officiel tente d’écarter le scénario de l’implantation que de nombreux pays considèrent comme l’une des solutions du problème posé par les déplacés. Le président américain l’a même déclaré à la tribune des Nations Unies.
L’absence d’une vision commune de ce dossier au niveau officiel est étroitement liée à la division politique aiguë au sujet de la crise syrienne, depuis ses débuts. Cette division apparaît à chaque occasion et sur chaque point relatif à ce dossier. Qu’il s’agisse du timing du début du processus du retour ou des lieux considérés comme sûrs, ou encore des mécanismes de ce retour. Le conflit est donc à son apogée entre ceux qui estiment que le retour doit se faire en coordination avec le gouvernement syrien et en particulier avec le président de la République syrienne et ceux qui refusent tout contact avec le gouvernement et le président, préférant que le retour se fasse sous l’égide des Nations Unies, lesquelles considèrent de leur côté que les circonstances du retour ne sont pas encore assurées.
Les conflits au sein du gouvernement ne sont pas moins importants que ceux qui se déroulent en dehors de lui. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y pas une seule autorité en charge de ce dossier et qu’il n’y a aucune entente à ce sujet. Chaque partie cherche à le traiter seule. Mais lorsqu’une fraction cherche à imposer son point de vue, elle se heurte à une opposition féroce. Il y a quelque temps, le ministère chargé du dossier des déplacés syriens a proposé une vision de la solution qui a été soumise à la commission ministérielle en charge de ce dossier, mais certaines parties ont réclamé qu’elle soit retirée des débats. De même, le projet élaboré par le ministère des Affaires étrangères ne parvient pas à faire son chemin jusqu’au Conseil des ministres, en raison des polémiques qu’il suscite. Au cours de leurs visites respectives à l’étranger, le chef de l’État et le Premier ministre tiennent un langage différent sur ce dossier. Le président a même pris une initiative personnelle, récemment en remettant aux ambassadeurs des 5 pays membres permanents du Conseil de sécurité ainsi qu’aux ambassadeurs de l’Union européenne, de l’ONU et de la Ligue arabe, un document sur les régions sûres ainsi que celles où est appliqué le principe de désescalade en Syrie, tout en refusant de lier le retour des déplacés à la solution politique et en insistant sur le fait que nul n’a intérêt à une explosion au Liban en raison de la crise des déplacés.
Ces divergences montrent qu’il n’y a pas une politique unifiée sur ce dossier, surtout en ce qui concerne le retour des déplacés en Syrie. Malgré cela, toutes les parties continuent de respecter l’accord ministériel conclu en 2015 et qui se résume ainsi : le refus de l’implantation, l’arrêt du flot de déplacés (sauf dans les cas humanitaires), et le retrait du statut de déplacé à tout Syrien qui retournerait en Syrie, quelle que soit la raison de son retour. En même temps, contrairement aux rumeurs sur le grand nombre de nouveau-nés syriens au Liban qui ne seraient pas enregistrés et pourraient devenir des sans-papiers, le précédent gouvernement avait estimé que leur enregistrement auprès de l’ambassade de Syrie à Beyrouth ou auprès du UNHCR est une solution acceptable. Le ministre des Affaires étrangères a d’ailleurs repris ce point dans le projet qu’il a présenté au gouvernement et dans lequel il jette les bases d’un plan global destiné à faciliter le retour des déplacés dans les zones sûres. Gebran Bassil a ainsi proposé que le gouvernement prenne des initiatives progressives destinées à encourager les déplacés syriens à rentrer chez eux, en conformité avec les engagements internationaux pris à ce sujet.
Indépendamment du conflit sur le mécanisme du retour des déplacés, la violence politique à l’égard de ces derniers ne cesse d’augmenter. Pour certains, cette violence politique serait liée à l’approche des élections législatives. De nombreux candidats à ces élections croient en effet que ce dossier peut constituer un élément important dans leur campagne. Ils ne cherchent donc pas à l’aborder sur le plan rationnel en trouvant des solutions logiques et réalistes, préférant se lancer dans des surenchères politiques qui ne servent ni les déplacés ni les communautés d’accueil. Au contraire, ces déclarations contribuent à faire monter les tensions entre les deux parties. Ces candidats croient que le fait d’attaquer les déplacés peut renforcer leur popularité auprès des électeurs, car ils sont convaincus que ces derniers rejettent de plus en plus la présence des déplacés syriens qu’ils accusent de prendre leur place dans de nombreux emplois.
Désormais, le fait de réclamer le retour chez eux des déplacés syriens est devenu un slogan " porteur ", tout comme les propositions de limiter leurs déplacements et leur liberté de mouvement dans les villages et localités. Ces surenchères sont en harmonie avec une approche xénophobe à l’égard des déplacés syriens qui se répand de plus en plus dans plus d’une région libanaise. Il arrive ainsi que dans certaines localités, les déplacés ne peuvent pas bouger la nuit alors qu’ils sont carrément chassés dans d’autres. De même, des actes de violence sont enregistrés à leur encontre, juste parce qu’ils sont Syriens. Au point que certains d’entre eux n’osent plus révéler leur lieu de résidence, par peur de réactions de violence contre eux ou contre les membres de leurs familles. Ils sont d’ailleurs mal perçus, accusés d’office de terrorisme ou d’autres crimes et délits, dans une attitude de plus en plus ségrégationniste. Pourtant, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, le taux de criminalité chez les déplacés syriens n’est pas plus élevé que chez les Libanais, en dépit de la différence énorme du niveau de vie entre les deux populations. La solution n’est en tout cas pas dans l’accroissement de la peur chez les déplacés syriens. C’est pourtant ce qui est arrivé après une série d’attaques destinées justement à les effrayer. L’ancien ministre des Affaires sociales Rachid Derbas a d’ailleurs déclaré à ce sujet : " Nous vivons en sécurité, parce que les déplacés syriens sont complaisants. S’ils avaient voulu s’organiser socialement, économiquement et politiquement, ils pourraient changer le visage du Liban ". Il a aussi ajouté : " Nous devons sortir du nid de vipères et voir la réalité comme elle est, sans l’amplifier ".