La première dynamique a constitué un premier pas politique, œuvre de masses de manifestants, des autochtones, qui sont sortis dans la rue, mettant un terme à des décennies d'un pouvoir détenu par une faction qui avait interdit et sapé la politique au niveau de l'espace public. La seconde dynamique est marquée aujourd'hui par un retour de la politique, mais dans des chambres closes situées dans d'autres pays qui suivent « l'événement » avant de le façonner. Les gens sont sortis dans la rue pour forger la politique et ils ont été amenés à la subir. Ils se sont affranchis du parrainage politique, puis un cadre limité d'existence leur a été fixé : les gens ont besoin d'une opération de sauvetage.
La comparaison entre les guerres du Liban et de Syrie n'est pas de mise à presque tous les niveaux du fait de la différence entre les spécificités et la réalité des deux pays. Il reste que des souvenirs ancrés dans la mémoire font ressortir le vécu de la guerre : les abris, les barrages, les scènes de violence, les relations… Mais dans les années 80 et 90 du siècle dernier, il n'y avait pas d'images, il n'y avait pas de flashes d'information, il n'y avait pas de retransmission en direct. On ne voyait pas… On entendait parler d'exactions, par le biais de connaissances. Le doute s'emparait toutefois de nous. Peut-être ne s'agissait-il que de mensonges, le fruit de l'imagination. Aujourd'hui, la situation est différente.
En prenant cependant du recul par rapport au contexte syrien, par rapport au crime commis, l'information intensive au sujet de la guerre paraît occulter certains aspects. Cette information est axée sur des détails, sur des données fragmentées, sur la manipulation. Des cadavres qui s'accumulent, la violence qui s'étend, l'émergence de Daech qui, par sa production médiatique, rend aveugle au point que les faits sur le terrain sont quasiment absents de la couverture de l'événement. Certes, cette occultation des faits a d'autres causes non médiatiques, dont notamment des raisons politiques. En pleine bataille, museler les voix internes constitue une carte gagnante aussi bien pour le dictateur que pour l'éventail des autres parties impliquées dans le conflit. Cette occultation des voix internes s'est accompagnée d'une dissimulation de la politique dans l'espace public. Là aussi, la similitude est frappante.
Après l'invasion israélienne de Beyrouth et la résistance qui a suivi jusqu'à l’obtention du retrait, l'espace public a été secoué par des guerres en cascade, chaque cessez-le-feu étant suivi d'une autre guerre. Durant cette étape funeste, la politique était absente du milieu familial et scolaire ou de l'espace public. L'attention était focalisée sur les aides, les démarches de conciliation, les victimes, les développements quotidiens sur le terrain. Il ne s'agissait pas d'une adaptation intentionnée mais d'une réalité incontournable. De la même façon que la population a vécu la guerre civile à Beyrouth, nous avons assisté à un vécu similaire en Irak, en Algérie durant la décennie noire, en Syrie où la situation est marquée par un quotidien fait d'horreurs sanglantes qui ne cessent de s'étendre. La portée politique profonde de cette image a été étouffée. Une telle réalité a été qualifiée « d'humanitaire » pour décrire scientifiquement et biologiquement les victimes. L'humanitaire à cet égard a réellement besoin d'un secours.
La politique est sortie de l'espace public alors qu'elle y avait fait à peine son entrée en Syrie. Au niveau du pouvoir, la négociation « sérieuse » a débuté : Moscou, Vienne, Genève… Qui sait quelle ville accueillera un « Taëf » quelconque ? Au niveau de la population, l'horizon d'un pari politique libre est bouché. L'aboutissement à une issue à la guerre civile libanaise a rendu le peuple apathique, au point qu'il n'a même pas réclamé l'éviction des chefs de guerre qui ont fait main basse sur l'espace public. Les gens n'ont pas pu éviter le « destin » qui pointait à l'horizon avec des habits non militaires. D'aucuns ne voulaient même pas l'éviter. En réalité, il n'y avait sur la place que ces chefs de guerre. Celui qui est mort est mort, et celui qui a vécu a vécu. La réconciliation a gagné les sociétés qui l'ont accueillie en étouffant leur sentiment, sans vraiment la vivre. Cela est possible lorsque même la respiration devient difficile. Les peuples qui dans leur parcours politique en sont restés au stade de l'aide humanitaire sont des peuples qui ont beaucoup enduré du fait de la mort et des épreuves.
Les voix appelant à l'aide humanitaire se sont élevées un peu partout dans le monde. Les activistes syriens ici et en Europe ont réagi en refusant d'ôter à ce volet humanitaire sa dimension politique. Cet aspect humanitaire a paru priver la victime de sa voix politique. Les activistes ont critiqué dans les médias et lors des colloques ces reportages filmés dépourvus de dimension politique, tels que ceux qui ont été effectués, à l'intention des populations européennes, par des organisations humanitaires, à l'instar de Save the children. Les efforts au niveau de l'aide humanitaire se doivent d'éviter toute équivoque afin d'obtenir tout le soutien requis. Dissocier le politique de l'humanitaire pose problème à différents niveaux, mais se départir de l'humanitaire par complaisance envers la politique est inconcevable dans les circonstances présentes. De même, occulter la politique dans l'espace public n'est pas uniquement imposé d'en haut, mais c'est le résultat de la réalité de cet espace public. Au cours des cinq dernières années, aucun discours politique cohérent n'a émergé à l'ombre du contexte conflictuel afin de présenter à la population une grille de lecture différente. Aucune action autocritique consciente de la réalité politique n'est apparue. Le terrain politique n'était pas fertile, de sorte qu'il n'a pas été difficile d'étouffer toute approche politique.
Le discours politique en dehors du cadre des instances internationales est resté jusqu'à ce jour polarisé. La vie et la mort se manifestent pour illustrer la barbarie d'un régime ou pour confirmer la corruption d'une révolution. Ce duo a étouffé toute information, a occulté le drame, les prises de position, la dénomination des roquettes et des barils d'explosifs, dans le but de défendre le bien-fondé de son attitude. Ce dipôle politique ne produit rien d'autre, il se reproduit lui-même. L'humanitaire, dépourvu de la politique, prend le dessus lorsque le drame quotidien alimente le dipôle politique. L'espoir se limite alors à vouloir franchir des frontières, à briser les portes des prisons, à avoir un logement, à préserver la vie.
Sortir de l'espace politique vers l'espace humanitaire correspond pour ce peuple à passer d'une position à l'autre à laquelle il n'a pas été accoutumé durant son époque contemporaine. Pendant des décennies, les gens en Syrie ont été tenus, par la force évidemment, à l'écart de la politique, en contrepartie d'acquis visant à juguler la population sous prétexte de la protéger du volet humanitaire. Nous ne serons ni le Liban, ni l'Irak : tel est la « récompense » de la mise à l'écart de la politique.
Rester en vie a constitué le prix de la dépolitisation. Aujourd'hui, l'enjeu est de restituer la vie après cette dépolitisation.