L’épopée d’une attente à la gare

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Posté sur déc. 01 2015 6 minutes de lecture
L’épopée d’une attente à la gare
© Rabih El Amine
Le taxi-service s’arrête devant le bâtiment qui est en même temps un pont. « C’est par là », me dit-il. Je regarde dans la direction qu’il m’indique et je vois au loin des taxis blancs garés en deux files près d’un bus dont l’un des côtés est couvert d’une publicité en couleurs pour un café brésilien qui m’est inconnu.
Je descends de voiture et j’enjambe les blocs de béton qui me séparent de ce qui est supposé être un parking et une gare routière. Je me dirige vers le seul conteneur-bureau allumé pour m’enquérir des départs pour la Syrie. Devant le conteneur, une banderole jaune est accrochée avec, en bleu, les inscriptions suivantes: « Tartous, Banias, Jablé, Lattaquié ». En dessus, on peut lire : Jordanie.
Je m’arrête devant le guichet et j’attends que l’employé de service finisse de parler sur son téléphone portable. La communication n’en finit plus. Mon attente se prolonge. Je contemple la publicité du bus qui montre une voiture présentée comme un lot à gagner, au-dessus d’une cafetière dessinée à la hâte. Du moins, j’ai l’impression qu’elle l’est. Je me retrouve en train d’imaginer la saveur et l’odeur du café, moi qui a cessé d’en boire depuis que j’ai arrêté de fumer, il y a presque dix ans.
Je me retourne vers l’employé toujours occupé à parler au téléphone. Il doit sûrement deviner que je ne suis pas pressé. La gare qui s’étend devant nous est vide. Rien n’indique un départ prochain. Pas de foule, pas de passagers. Même les chauffeurs de taxi ont disparu alors que normalement ils courent derrière chaque passager potentiel et ne le lâchent pas avant de s’assurer qu’il s’est installé sur l’un des sièges de leurs véhicules.
Mon regard croise celui de l’employé qui poursuit sa conversation téléphonique, laquelle m’a paru privée. Il est question de ses enfants, du tarif demandé par le médecin de son père. A un moment donné, il est question d’un fromage Halloum qui n’est pas arrivé à Abou Wahid. Comme s’il voulait que je partage ses soucis, il m’indique la porte du conteneur du coin de l’œil. Je regarde la porte et j’entre sans hésitation, comme si j’étais un habitué des lieux. Un deuxième clin de l’œil et je me retrouve assis sur une chaise sur laquelle on avait déposé un coussin usé par le temps et qui avait pris la forme du siège et de tous ceux qui y ont pris place à tour de rôle.
L’employé se tourne vers moi et, toujours avec les yeux, il me fait signe de l’excuser en murmurant un : « C’est une communication internationale ». J’évite de répondre et fuis son regard en fixant une pile de journaux déposés sous la table. Sans le produit bleu au-dessus de la pile, je n’aurai jamais deviné qu’ils servaient à nettoyer la vitre au bas de laquelle on avait percé un cercle asymétrique pour en faire un guichet et faciliter ainsi la communication et le transfert d’argent et de billets entre l’employé et ceux qui attendent dehors. Soudain, une abeille s’envole et heurte la vitre avant de tomber dans la tasse de thé devant l’employé.
A l’extérieur, deux hommes portant chacun une valise sur l’épaule, passent. J’essaie de deviner leur destination mais mes yeux sont attirés par un mur grillagé à l’autre bout de la route, un mur construit entre une gare routière sans passagers et une mer dans un port commercial. C’est du moins l’impression que j’ai eue à partir de mon siège en regardant ce qui m’a semblé être une entrée pour le passage de marchandises seulement. Sur le mur, deux vélos sont dessinés, mais sans leurs cyclistes. On aurait dit que l’espace dans son ensemble, avec ses murs et ses dessins, a perdu sa foule.
L’abeille s’envole de la tasse de thé et heurte à nouveau la vitre. Je me lève et me dirige vers la porte, puis je sors, laissant l’employé toujours plongé dans sa conversation. Il n’y a plus aucune trace des deux hommes. C’est comme s’ils s’étaient volatilisés. Ils sont peut-être montés à bord du bus qui affiche la publicité du café brésilien. Je scrute les vitres du véhicule, couvertes de rideaux cramoisis. Je remarque un homme et une femme installés sur les sièges avant, en attendant le départ. Je me dirige vers les taxis. Le chauffeur de l’un d’eux est occupé à empiler dans l’immense coffre de sa voiture des sacs qu’un de ses camarades lui tend. Le chauffeur me regarde longuement. « Tartous ? », me demande-t-il. Je hoche la tête. Son camarade reprend : « Damas ? ». « Non », répondis-je. Ils continuent de ranger les sacs pendant que je me dirige vers une cour qui semble être un quai d’attente ceinturé de bancs de béton en demi-cercle. Certains sont gris, d’autres sont peints de couleurs fades et d’autres sont recouverts de bouts de caisses en carton que quelqu’un a aplanis pour en recouvrir le béton afin d’en faire un lit de fortune, qui puisse protéger celui qui s’y étendra de l’humidité du vent marin, devenu frais en cette période de l’année.
Une dizaine de personnes sont assises ou font les cent pas. La plupart sont des chauffeurs ou des employés de la gare. Un cafetier n’arrête pas de tourner autour d’eux. Il leur propose des boissons chaudes, retient par cœur leur commande et leurs visages avant de disparaître pour un moment derrière un panneau publicitaire sans publicité. Il allume un réchaud à gaz pour chauffer de l’eau, puis prépare du café qu’il verse dans de petites tasses avant de les distribuer rapidement à ses clients, sans les confondre. Il prend 1.000 livres pour chaque tasse de café ou de thé et 2.000 livres pour du Nescafé servi dans une grande tasse en carton.
Le vendeur de café s’approche de moi. Il me demande ce que j’ai envie de boire. Sans me donner le temps de répondre, il se tourne vers un homme assis à proximité et lui pose la même question. Je me hâte de retourner vers le conteneur-bureau avant qu’il ne revienne. De loin, je constate que l’employé a terminé sa conversation téléphonique. Je me dirige vers lui et je me tiens devant le guichet. Je le regarde. J’hésite un peu. Il me regarde à son tour d’un air absent. Je balbutie, je bute sur les mots, je m’excuse et m’éloigne lentement. Je traverse la route qui sépare la gare de l’enceinte du port. Je m’arrête et je jette un dernier regard sur la gare et sur le dessin des deux vélos. Un taxi-service s’arrête. « Hamra ? ». Je monte à côté du chauffeur.
Au fur et à mesure que la voiture s’éloigne de la gare, la mer commence à se dévoiler progressivement. Je l’observe en pensant à la publicité du café sur le bus, au vendeur qui servait un café sans arôme. N’en avait-il vraiment pas ou ai-je cessé de le discerner depuis que je n’en bois plus ? Je ferme les yeux. J’imagine comment sera le goût du café pendant que je conduirai la voiture montrée dans l’annonce… dans les rues du Brésil.

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