Ces pays séduisaient depuis des années les Libanais. Mais ce sont les habitants du Nord qui furent les premiers et les plus nombreux à tenter l’aventure, poussés par la gêne, faute d’emplois et de développement durable dans leurs régions.
Tout au long de ses dernières années, l’Etat libanais, lui, faisait sentir sa présence par le biais de ses militaires, de ses plans de sécurité. Car avec l’éclatement de la guerre en Syrie, certains quartiers et régions du Liban-Nord étaient entrés en ébullition. Certains jeunes avaient rejoints les combattants et pris le chemin du jihad dans divers villes en Syrie. Les services de sécurité fichèrent ces jeunes pour les suivre de près, encore que ces cas soient restés circonscrits à certaines régions.
Aujourd’hui, malgré le retour au calme, les dizaines de rounds de combat entre Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen ont provoqué un ralentissement sans précédent de l’activité commerciale à Tripoli. Des centaines d’établissements ont baissé leurs rideaux. Le recul des échanges commerciaux s’est répercuté sur tous les secteurs de la ville et de son environnement humain, avec ce que l’on imagine comme pertes d’emplois par centaines, hausse du taux de chômage et accentuation des crises sociales.
Enserrés par la gêne, épiés par la police, avec une économie à l’agonie, privés de tout emploi stable, beaucoup de jeunes n’avaient plus d’autres alternatives que de désespérer ou de prendre le large. C’est ce dernier choix qu’ils ont fait, dans le fol espoir d’un lendemain meilleur.
Leurs rêves étaient à leur mesure, modestes. Mais même modestes, ces rêves étaient encore trop lourds à porter, pour Tripoli. C’est ainsi qu’ils se sont résignés à les ranger dans leurs valises, et à tenter la grande aventure… pour certains, la dernière. Ils ont pourchassé un rêve qui les conduirait vers une véritable patrie, une patrie qui leur accorderait une identité, et non une appartenance à un « camp » qui achèterait leur voix ou les entraînerait vers une milice.
C’est aujourd’hui l’hémorragie humaine qui vide Tripoli de ses jeunes, un phénomène probablement sans précédent depuis la fin de la guerre civile, il y a un quart de siècle. Par milliers, ils désertent la ville, choisissant de prendre la mer vers un « nouveau monde », loin d’une cité où ils ont goûté à la misère dès leur plus tendre enfance, morts-vivants dans leur propre patrie, rêvant, par l’absurde peut-être, d’une résurrection.
En fait, ils rêvent de choisir leur mort… Ils fuient celle que leur donnerait, dans un moment soudain, imprévu, une balle partie de Jabal Mohsen ou un éclat d’obus… Ou encore celle que leur réserverait une bataille en Syrie, où ils se sont fourvoyés par centaines.
Ils rêvent d’un modeste emploi qui leur assurerait assez d’argent pour qu’ils puisent manger ce qui leur plaît, en tout cas autre chose que les monotones pommes de terre et féculents de leurs tables.
Ils rêvent de ce salaire qui leur épargnerait d’être asservis aux partis, communautés et chefs de groupes armés financés par quelque grand caïd. Leurs politiciens ne sont pas sans savoir que ce phénomène s’amplifie, mais ils justifient leur inaction en affirmant que la situation est sans horizon, que la paralysie du Liban ne finira pas avant que la guerre ne prenne fin en Syrie… et que la priorité de l’État va au maintien de la sécurité et à la stabilisation d’un pays qu’il faut tenir à l’écart des foyers de violences qui l’entourent.
Ces jeunes sont conscients qu’en migrant vers un pays d’accueil en Europe, ils doublent des Syriens qui, eux, fuient une mort certaine. Mais ils justifient cette usurpation en se disant que les Syriens ont trouvé refuge au Liban, qu’ils constituent un fardeau économique et, surtout, qu’ils leurs volent leurs emplois en acceptant des salaires de misère.
La plupart d’entre eux se procurent des papiers syriens falsifiés que leurs fournissent les passeurs ; ces papiers leur assurent une droit de refuge rapide en Europe, et les protègent contre toute mesure refoulement.
Avec le nombre des partants, les risques de ces voyages ne sont plus cachés. Les passeurs, qui font partie de mafias dont les ramifications s’étendent jusqu’à la Turquie, négocient au grand jour ce commerce de l’exode. Dans les rues de Tripoli, aucun plaisir ne surpasse celui de parler de ceux qui sont déjà arrivés, et d’exprimer le désir de les suivre.
Dans un quartier de Tripoli, Oum Moustapha achève de se procurer tout ce dont son fils aura besoin au cours de son voyage. Dans le vieux souk, elle a acheté de nouveaux sous-vêtements et des chandails en laine pour le protéger du froid mordant de certains pays d’Europe centrale qu’il doit traverser, et dont les nouvelles lui étaient parvenues grâce aux portables et messageries utilisées par les migrants.
Bien sûr, c’est de ses propres mains qu’elle va ranger la valise, sans oublier d’y fourrer les conserves qui le protègeront de la faim, en attendant l’arrivée en Allemagne. Oum Moustapha avoue volontiers que c’est elle qui a convaincu son fils du bien-fondé d’un départ pour l’Europe. « Son absence ne me peinera pas, contrairement à la hantise que j’avais de le voir embrigadé par un de ces groupes armés qui se battaient à Bab el-Tebbané ou Jabal Mohsen », dit-elle. Et de remercier le ciel pour la fin des combats, tout en déplorant que la guerre ait privé toute une génération des bienfaits de l’école et des diplômes… Sachant que dans cette guerre, certains avaient perdu la vie, que d’autres avaient été blessés ou rendus invalides, et que les autres, tous les autres, traînaient dans les quartiers de Tebbané, fumant le narguilé et attendant une chance qui ne venait pas.
Oum Moustapha sait très bien, aussi, les risques que court son fils en mer Égée, entre la Turquie et la Grèce, mais elle se dit que des centaines de personnes les ont déjà franchis. Elle se réconforte aussi à l’idée que ces risques pourraient être salutaires pour un jeune qui, sinon, se dirige vers un échec quasi-certain.
Oum Moustapha est l’une de ces nombreuses mères de jeunes fuyant la misère de Tripoli, fuyant une vie qui n’en est pas une, des jours sans horizons, des quartiers périphériques où ils végétaient depuis des années.
Nous l’accompagnons au domicile de l’une de ses proches, Oum Mohammad, qui depuis sept jours attend des nouvelles de son fils parti en Allemagne.
La soixantaine, Oum Mohammad habite derrière le souk aux légumes de Tebbané. Le téléphone portable ne la quitte pas. C’est pratiquement son poumon, le cordon ombilical qui la relie à son fils et la rassure. L’appareil est saturé de photos et d’enregistrements qu’il lui a adressés au fil du périple qui l’a conduit, à bord d’un bateau pneumatique, de Turquie en Grèce.
Elle raconte qu’il a « beaucoup souffert », avec sa femme et ses quatre enfants, en passant « d’un pays à l’autre » et que parfois, ils ont dû « dormir sans abri et dans le froid ». « C’est d’ailleurs pourquoi, la petite dernière, six mois, a attrapé une bronchite ». Dans le dernier enregistrement qu’elle a reçu, c’est d’une voix entrecoupée de sanglots qu’il lui a raconté que la mjaddara (purée de lentilles) qu’il ne pouvait plus sentir, chez lui, « vaut mieux que tous les festins d’Europe ». Pourtant, Mohammad n’avait pas de revenus fixes. Submergé de dettes, il ne parvenait plus à nourrir les siens. Les informations sur la couverture de santé et les allocations dont jouissent tous les Européens l’avaient tenté. C’est ainsi qu’il avait vendu son logement 20 000 dollars, réglé ses dettes et donné le reste au passeur, sachant pourtant que ce dernier ne pouvait lui garantir son arrivée dans le pays de son choix.
De Tripoli au Akkar, en passant par les camps palestiniens, les passeurs du Nord sont aujourd’hui très actifs. Leurs tarifs varient entre 2 500 et 3 000 dollars le passage. Leur engagement se limite à assurer le transport maritime vers la Turquie, au départ du port de Tripoli. De là, embarquement pour Mersin, transport vers Izmir, où l’attente peut être indéfinie. Certains se paient un hôtel bon marché, d’autres attendent en plein air, et parfois plusieurs jours. Puis c’est l’embarquement vers la Grèce sur des pneumatiques conduits par des inconnus. Selon toute probabilité, les grands trafiquants de migrants sont de nationalité turque, les Libanais et les Syriens leur servant d’entremetteurs. La demande dépasse de loin l’offre, d’où les tarifs élevés du passage clandestin, et les centaines de migrants peuplant les quais de Mersin.
Mais à ce stade, les migrants ne reculent plus. L’aventure est désormais irréversible. Ils n’ont plus d’autre choix que de saisir une chance qui pourrait ne plus se présenter, ou qu’ils n’auront plus le courage de tenter. Ils savent aussi, et c’est le plus grave, qu’ils doivent cet espoir à des trafiquants de la mort, à des hommes sans foi ni loi qui les abandonneront en pleine mer sans scrupules, si un danger devait se présenter.