Je suis né comme nul autre ne naquit. Chassée, démunie, livrée à la honte, ma mère, aux premières contractions, repéra un recoin convenable et désert, et se prépara à ma naissance proche. Avec une pierre effilée, elle coupa le cordon ombilical. C’est ce que mon oncle maternel, me raconta de ma venue au monde : « Elle t’a serré sur sa poitrine, t’a allaité de son sein et de ses larmes. Elle pleurait et souriait à la fois ». Un langage qu’elle allait maîtriser.
A la honte et au viol je dois mon existence. Et mon prénom, Nader (rare, précieux), reflète bien la manière dont je suis venu au monde. De retour dans sa famille, ma mère me confia à mon oncle, le témoin de sa honte secrète. Pour me protéger de mes camarades, de la langue des hommes et de la calomnie des femmes, mon oncle inventa une histoire. Il leur dit : « Élevons cet orphelin ». Et il m’a éduqué et élevé comme un orphelin. Très tôt, il m’envoya à une sorte d’école. J’étais avide d’apprendre. Lettre et chiffres me captivaient. Les lettres sont un paradis et les chiffres un monde d’énigmes. C’est parmi eux que j’ai vécu, joué et grandi.
Mon oncle découvrit ma passion pour les livres. Mon penchant pour les dictées, les rédactions et l’imitation des écrivains lui étaient évidentes.
A fil des années, je grandis, ma mère me traitant en orphelin devant le monde, mais pleurant, riant et me serrant très fort dans ses bras, quand nous étions seuls.
Quelques années plus tard, me voilà grand adolescent. Je me revois en alerte, guettant les nouvelles qui me parvenaient de la radio ou de brochures. Avec le sentiment que ma patrie remplaçait mon père, je chantais l’hymne « Syrie, Ô Bien-aimée », comme si je l’avais moi-même composé.
Et soudain, apparut le printemps arabe. Il naquit normalement. Il naquit comme naissent les enfants, d’un ventre saisi par les contractions. Il naquit d’abord en Tunisie. Joie m’en prit. Puis par contagion, il naquit en Égypte. Je m’en réjouis, j’y adhérais et souhaitais qu’il arrive à Damas. Le printemps arriva, et ce fut la catastrophe, Ce fut un printemps flétri, sauvage et ensauvageant.
Dans le Nord syrien, le printemps arriva d’un noir de cendres, d’un noir de brandon après un incendie. Toute vie devint impossible. Dans toutes les places régna la mort, invitée quotidienne des villages et des villes, des rues et des ruelles. Tuer devint le hobby des porteurs d’armes. Les fusils équivoques et contraires tuèrent le « printemps ». Avec sa mort, le sens des choses se perdit. N’en subsista que celui de rester en vie, et pourquoi ? Pour quelques poignées de sombres jours, à la merci d’hommes armés sans compassion et semblablement meurtriers.
Comme des bédouins, nos pas devinrent légers, comme des bohémiens, passant d’un abri à l’autre. A la mort, nous échappâmes plusieurs fois, mais un éclat d’obus régla son compte à ma mère. Et c’est à moi que le sort de son enterrement échut. Je laissais secret le lieu où son corps fut déposé. Ainsi, sa tombe sera à jamais celle de la « victime inconnue ». Son souvenir sera mon privilège exclusif. Comme cela, où que je sois, quoi que je fasse, ma mère restera la relique suspendue en lieu sûr dans mon cœur.
Mon oncle, après cela, me fit faire la connaissance d’un homme de pouvoir. « Cet homme peut t’assurer le passage au Liban, ce que je ne peux pas faire. Moi, je reste ». L’homme en question était le chef d’un groupe armé. Ses « qualités » m’étaient indifférentes. Je n’étais pas impressionné par la manière dont il maniait l’insulte et se vantait de son courage.
« C’est le plus habile des passeurs, tu peux être tranquille », jeta mon oncle, le jour venu, avant de glisser dans ma poche de l’argent et une enveloppe, me demandant de ne l’ouvrir que passée la frontière.
Je pénétrai illégalement au Liban. Sur le sentier de montagne qui conduisait au-delà du poste-frontière de Masnaa, j’ouvris l’enveloppe et lut, sur un billet qui s’y trouvait : « Le passeur qui t’a conduit au Liban, c’est ton père ».
L’émotion fut immense. Je fus pris de vertige, titubai. Je faillis revenir sur mes pas. Que dire… Je m’éloignais de la frontière, marchant comme un automate. Hommes et femmes de la colonne, eux, avançaient prudemment, par crainte d’une patrouille de sécurité qui nous renverrait d’où nous venions… A l’aube, au bout du sentier, apparut le camp.
Me voilà dans le lieu qui remplacera ma patrie. Une patrie de tentes dont je serais le patriote sans terre, sans drapeau, sans personne qui me connaisse…
Que dire de mon séjour au Liban ? Me revient l’amertume de l’exode et le poids de ma présence. Nous devinrent des numéros. Nous nous réveillions au son des appels et nous nous endormions sous l’haleine fétide des accusations. Certes, des déplacements avaient marqué mon enfance. Les nuits passées sans abris, en raison de la pauvreté, les incommodités du jour qui finissaient dans un sommeil bienfaisant, tout cela m’était supportable. Dans une patrie, la pauvreté n’est pas une malédiction. La véritable malédiction, c’est d’être pauvre en exil. Au Liban, qui nous reçut comme nombres, certains nous traitèrent comme des décombres.
Passé le choc des premiers jours, je sus que le statut de réfugié n’était pas facile à décrocher. C’était une sorte de course où il fallait s’inscrire auprès des agences, attendre puis attendre encore, avant d’obtenir une carte de réfugié, avec ce qui l’accompagne d’humiliations. C’était ce qui remplaçait la carte d’identité, la patrie, la terre. Cela vous rendait parfaitement anonyme, avec un nombre en guise de nom, un nombre entre deux autres nombres. Mon réconfort fut de me croire pris en charge par « les Nations Unies ». Je songeais que la peine quotidienne, les menaces répétées, la faim, le séjour et le gite, prendraient fin. Je suis citoyen international, me disais-je.
Mais la tranquillité d’esprit ne vint pas. La nourriture était occasionnelle, je m’endormais sans un lendemain à m’attendre, n’importe où, n’importe comment. J’errais sans but, tout en essayant de trouver du travail, n’importe quel travail. Pas question de mendier. J’eus faim. Je fus pris d’une forte grippe. Les nuits de froid furent interminables, et les journées creuses brûlantes… Comme bien d’autres, j’étais le jouet des saisons, éclaboussé de boue ou couvert de poussière, à la recherche du « pain de ce jour » comme on dit, et rarement le trouvant.
Je fus tenté de revenir en Syrie. Mais je n’en eus pas la force. Vivre sans père n’est pas une catastrophe. Puis les aides humanitaires devinrent plus régulières. J’ai horreur de la pitié. On avait commis contre moi le crime de pitié. Je connus l’humiliation répétée de me tenir en file pour obtenir une ration ou me faire examiner expéditivement par un médecin. Je garde en mémoire ce que des « homes », des moukhtars, des édiles municipaux, nous offrirent. On nous offrit beaucoup. Mais ce beaucoup était insuffisant. Et le flot de réfugiés ne tarissait pas. De centaines, nous devînmes des centaines de centaines, et le rythme des arrivées ne se ralentissait pas. Nos besoins dépassèrent les capacités des associations humanitaires et les prestations des villages et des municipalités.
Je cherchai du travail, et j’en trouvai. Beaucoup de petits boulots. Manger gratuitement m’était avilissant. Le courage de travailler, de faire n’importe quel travail, ne me manquait pas. Pour quelques pauvres livres, j’ai été pompiste. J’ai également été dans le lavage de voitures. Dans la réparation des pneus. Et avec succès. J’ai été livreur. Occasionnellement portefaix. J’ai travaillé dans des cafés et dans des champs. Au moins mangeais-je mon pain à la sueur de mon front. Après m’être stabilisé dans un emploi, la nostalgie de la page imprimée et du livre me revint. Et puis un jour, un homme passa devant une station d’essence. Il me vit, en train de lire. Il en fut surpris. Il m’appela, « Ya walad » (Hé, gamin !). J’ai un nom, lui répondis-je. Je m’appelle Nader. Il m’appela à nouveau : « Nader ! Tu aimes lire ? ». Je hochai de la tête. Il me dit : « Viens. Je le suivis. Nous arrivâmes à un grand verger, à l’écart du village. Au milieu du verger se dressait une maison au toit de tuiles rouges…
Il me donna à manger, m’habilla et me rassura, disant : « Tu dormiras ici, dans une chambre sous les escaliers, près des parterres de fleurs et des terrasses de légumes ».
Moallem (maître) Nassar avait des manières étranges. Quand il m’appelait pour me parler ou me confier une tâche, il se taisait, se balançait, puis se taisait encore. Sa langue ne se déliait que quand il m’interrogeait sur le livre que je lisais. C’était un écrivain. Il me demanda un jour de lui raconter ce que j’avais lu. L’oral n’était pas mon fort. Je marmonnais quelque chose, bégayais. Il m’arrêta net et me congédia. Il ne me demanda jamais qui étaient mes parents et d’où je venais. Il me considérait comme un jeune de sa bourgade.
Il n’était ni généreux, ni avare. Plutôt mesuré en tout. Je travaillais dans son verger à sa demande, puis je le fis sans qu’il ne le demande. Je ne mangeais que lorsqu’il m’offrait de la nourriture, puis je me mis à faire la cuisine et à l’inviter moi-même à table… Une sorte de relation filiale, ou vue d’un autre angle, paternelle, s’établit entre nous.
Deux semaines plus tard, il me donna le choix entre continuer à travailler la terre, ou m’inscrire à l’école. Jouant au plus fin, je répondis : Je m’occuperais du verger à mon retour de l’école. Il en fut ainsi. À la fin de l’année scolaire, je fus premier d’un concours organisé par une mission française. Moallem Nassar en fut tout heureux et me dit : « Prépare-toi à voyager, je voudrais que tu complètes tes études ».
Que dire de Moallem Nassar ? Écrivain et retraité, voilà ce que j’en sais. Il ne s’était pas marié, ayant préféré la solitude à la famille. Il vivait de sa pension de retraite et du peu que lui produisait son grand verger. A-t-il été un père pour moi ? Je ne le pense pas. Il me tint toujours à distance. Mais, en lisant ses ouvrages, cette distance s’abolit. Je le traitais en ami, en dépit de la grande différence d’âge : l’amitié, je pense, est supérieure au lien de paternité.
À m’en souvenir, c’est aux miettes de pain de mon propre passé auxquels je pense ; à un repas chaleureux que je partageais avec Moallem Nassar. Grâce à lui, j’ai pardonné à certains Libanais leur racisme. Leurs médias insultaient parfois tout un peuple, et toute une civilisation. Ce n’était pas le fait de la majorité. L’injustice venait tantôt d’un « patron » dur qui nous traitait comme une main d’œuvre bon marché, tantôt de notre statut de réfugié, ou encore d’avoir fait des travaux subalternes dont les Libanais ne voulaient pas… On a dressé des pauvres contre des pauvres, un jeu vil, raciste et « droitier ».
Moallem Nassar m’assura une bourse scolaire en France. Ses liens avec la France étaient empreints de civilité. En France, mes études me conduisirent au succès. J’échangeai l’artisanat du mot pour l’invention des chiffres, et réussis dans ma spécialité. Je devins un entrepreneur brillant dans le secteur des télécoms, et j’ai désormais ma propre entreprise de programmation. Je participe à des expositions, et suis l’invité d’émissions télévisées quand je suis reçu par un président ou un dirigeant.
Moallem Nassar n’est pas mort. Il continue à me tenir compagnie même après avoir quitté ce monde. Sa photo trône dans les salles de ma grande entreprise et toutes les fois qu’un ami me visite, l’histoire que vous venez de lire défile devant ses yeux.
Tous nos remerciements vont au Liban, et qu’il nous pardonne, si nous lui avons fait du tort. Nous sommes de ceux qui pardonnent à ceux qui les ont offensés. Ce qui m’alourdit toujours le cœur, c’est que j’appartiens à un pays qui a vécu la sauvagerie religieuse, politique, ethnique et communautaire… Y reviendrais-je ? Certainement, et par le Liban.