Deux mémoires d’une même ville

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Posté sur déc. 01 2015 6 minutes de lecture
Deux mémoires d’une même ville
La mémoire joue un rôle prépondérant dans la manière dont nous percevons les autres, et dans notre aptitude à les accepter ou à les rejeter. Nous sommes autant les produits de notre mémoire que les responsables de nos actes. Peut-être même que nos actions résultent, d’une certaine façon, de notre mémoire, dans ses réminiscences tristes et joyeuses. Cette réalité s’applique aux individus comme aux groupes et aux peuples.
Je me trouve à Beyrouth depuis deux ans environ. Quand les choix de vie ont été réduits à néant dans mon pays, la Syrie, le seul refuge qui me restait était Beyrouth.
Plusieurs années avant cet exil, j’écrivais déjà dans les quotidiens « as-Safir », « al-Hayat » et « al-Mustaqbal », qui paraissent dans la capitale libanaise. Mes souvenirs passés de la ville se résumaient à des articles de presse et des écrits littéraires. A présent s’est ajoutée à cette mémoire littéraire, aussi relative, pauvre et prisonnière de l’imaginaire soit-elle, de nouveaux souvenirs axés sur les faits de la vie quotidienne, alimentés par un vécu tout nouveau. Pour moi, des sujets tels que l’instauration du mariage civil, la cherté des loyers à Beyrouth, les problèmes d’eau et d’électricité, sans compter le règlement de la crise des déchets, et bien d’autres questions d’ordre public libanaises et urgentes, sont devenues très importantes.
Il se peut que l’expérience de la difficile crise des réfugiés syriens soit vécue différemment par un poète que par d’autres. Toutefois, vivre dans une petite ville, pleine de vitalité et de tensions, et partager avec de nouveaux amis leurs habitudes et leurs rêves, demeure une expérience aussi ardue que tentante.
Durant les années de la présence militaire syrienne au Liban (1975-2005), les Libanais n’ont pas connu l’ensemble des Syriens de manière suffisante et conforme à la réalité. La grande majorité des Syriens était cachée derrière le masque du régime sécuritaire de Damas, étant donné que la Syrie était un pays renfermé à l’intérieur, mais ouvert vers l’étranger. Il n’y avait sur le territoire libanais que deux catégories de Syriens, totalement opposées l’une à l’autre. Deux mondes : celui des soldats syriens qui relevaient d’un système sécuritaire cruel et effrayant, et celui des pauvres de Syrie, notamment les ouvriers, les journaliers et tous ceux qui, fuyant la misère chez eux, étaient venus chercher un emploi au Liban. C’est pratiquement la seule mémoire qui subsiste, au Liban, des longues années de présence syrienne : la mémoire sombre des militaires avec tout ce qu’elle entraîne d’injustice, d’abus contre les lois et de non-respect des libertés, et la mémoire des ouvriers syriens dont la présence au Liban n’était à la base que la conséquence du régime militaire autocratique dans leur pays. Ce régime a pesé de manière négative sur tous les aspects de la vie, notamment sur l’économie, l’emploi, et l’accès à une vie digne.
L’exportation syrienne, si l’on peut s’exprimer ainsi, revêtait un caractère double et contradictoire. D’une part, il y avait l’image du soldat syrien, et d’autre part, celle du pauvre ouvrier. On a ainsi limité la Syrie et les Syriens à ces deux seules catégories, et c’est sur ces bases que s’est constituée la mémoire des Libanais par-rapport aux Syriens avant le printemps de 2011.
Depuis cette période, les Libanais ont fait la connaissance de nouvelles catégories de Syriens qui ont afflué au pays par grandes vagues, fuyant la guerre, la peur et la destruction. Avec le temps, beaucoup d’entre eux se sont établis dans différentes villes et villages libanais. Le type de relations qu’entretiennent les Syriens et les Libanais a totalement changé, puisque les premiers ne sont pas là pour exercer une domination sur les seconds, mais pour rechercher la protection et la sécurité, et les seconds se sont rendu compte que les Syriens sont différents de l’image qu’ils s’en faisaient avant la révolution syrienne.
Les nouveaux Syriens, qui résident au Liban pour une durée indéterminée, et dont la majorité est formée de jeunes, agissent dans le sens d’une purification de la mémoire commune des peuples libanais et syriens. Le nouveau mode de vie et les impératifs de la coexistence, malgré la concurrence inévitable sur les ressources générales, favoriseront les chances de réconciliation et d’harmonie, après une relation déséquilibrée durant les années de présence syrienne au Liban. Les nouveaux Syriens sont des civils, pas des militaires, notamment des étudiants, des écrivains et des artistes, ainsi que des ouvriers, des commerçants et des individus aisés. On peut dire que la classe moyenne syrienne, ou ce qu’il en reste, est celle qui a pu résister et demeurer au Liban, que ce soit dans le domaine du travail, ou au niveau de la rectification des relations quotidiennes naissantes entre Syriens et Libanais.
On peut comprendre les raisons qui ont poussé certains Libanais à rejeter l’afflux intense de réfugiés syriens durant une courte période. Leur mémoire passée des Syriens est truffée de sentiments d’humiliation provoqués par les comportements du régime de Damas au Liban. Leur refus n’est pas seulement motivé par la rareté des ressources et les pressions résultant de la crise économique, il est dû à un facteur psychologique qui joue un rôle important dans cette affaire.
Sur un autre plan, dans la majorité des cas, le réfugié syrien reflète désormais une nouvelle image. En effet, les raisons de la présence des Syriens aujourd’hui au Liban sont les mêmes qui ont motivé, dans le passé, le rejet de la présence syrienne armée par les Libanais. C’est vraiment un moment unique : ceux qui fuient aujourd’hui la grande prison syrienne ressemblent, au fond d’eux-mêmes, aux Libanais, dont plusieurs auteurs et journalistes ont été les victimes du pouvoir syrien. Les Syriens victimes d’injustice, qui ont fui l’enfer, se sont retrouvés confrontés à l’image qu’on avait d’eux dans le passé. Ils sont actuellement en train de se forger une image qui leur ressemble, ce qui n’est pas aisé.
Malgré tout, avec le temps, l’habitude prend le dessus. Ce qui paraissait tout d’abord étrange, temporaire ou encore inacceptable et insupportable, porte parfois en lui une graine de bonnes idées. Une fois de plus, la mémoire joue son rôle précieux, vital et fructueux, cette fois en offrant un regard qui va au-delà de la sombre réalité, vers une mémoire dont le pilier est un avenir où chacun aura droit à une vie digne.
Le combat syrien quotidien au Liban, tout comme celui des militants libanais, offre une nouvelle occasion d’accéder à un monde sans peur et sans rancunes.

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