La petite fille que je fus était dans son élément à l’école, contrairement à sa maison étroite où s’entassaient les enfants, les meubles et les proches venus de loin pour une visite à Beyrouth. Ils ne laissaient plus un espace libre pour placer nos petits pieds.
Je passais par Yolla, qui habitait non loin de chez moi. J’aimais m’asseoir avec elle dans la petite cour arrière, à l’ombre d’un néflier vert, dont nous mangions souvent les fruits, tout en gardant les yeux rivés sur le trou caché par une dalle pour empêcher le maudit rat de jaillir et de semer la peur dans nos petits cœurs. Puis, nous marchions ensemble vers l’école, où nous nous assoyions sur le même banc en bois qui pouvait accueillir deux personnes. Je dis à Yolla qu’Ibrahim profitait de toute occasion pour se mettre derrière nous ou jouer à côté de nous. Elle part d’un grand éclat de rire qui fait plisser ses grands yeux noirs et tressauter ses longues nattes, avant de se figer dans cette peur que sa mère avait nourrie en elle, lorsque je lui raconte que Feyrouz, la méchante, m’a coincée dans la cour de l’école avant de me lancer à la figure, sur un ton accusateur, qu’Ibrahim était amoureux de nous deux.
Yolla me fait jurer de ne pas révéler notre secret. Mais je le révèle, une fois arrivée à la maison, où je trouve ma mère assise au balcon, en train de coudre. Je m’approche d’elle, les jambes en coton, en bafouillant. Je lui raconte qu’Ibrahim a dit à Feyrouz, la méchante, qu’il nous aimait, Yolla et moi. Ma mère ne rit pas, lorsqu’elle constate que je suis sérieuse et embarrassée. Elle reste renfrognée avant de me libérer d’un lourd fardeau. Elle répond qu’à l’école, nous devons tous nous aimer, c’est la règle, et que Feyrouz n’avait qu’à garder le silence. Je jubilais en racontant cela à Yolla. J’ai senti qu’elle me croyait, que j’étais son amie et sa famille. Nous avons grandi ainsi. Nous sommes restées inséparables jusqu’au jour où j’ai été transférée dans une autre école, après le brevet.
Nous nous sommes séparées pendant des années. Puis notre guerre a éclaté. Je me suis alors rendue dans mon village où je suis restée une année durant avant de me rendre à la capitale pour intégrer les bancs d’une école secondaire publique. Je retrouve Yolla. Elle s’était fait couper les tresses. Elle avait les yeux embués et un regard brillant qui oscillait entre la tristesse et la tendresse. Son père qu’elle aimait tant, et à qui elle ressemblait, avait été enlevé à l’un des barrages, alors qu’il rentrait de Jezzine vers la capitale. Il ne restait plus de lui que sa voiture rouge, ainsi que des informations contradictoires sur les lieux de son enlèvement en ce samedi noir et sur ses ravisseurs. Yolla me raconte tout cela. Elle me fait part de cette catastrophe qui a frappé sa famille, de la recherche continue de sa mère pour le trouver, de la destruction de l’enfance de ses sœurs qui étaient encore à un âge où elles ne comprenaient pas le sens de la catastrophe. Depuis ce jour, je percevais dans son regard une certaine défaite, que son sourire radieux et son amour exceptionnel pour la vie n’arriveront jamais à effacer.
Lorsque nous nous sommes séparées lors de nos études universitaires, chacune de nous suivant sa spécialisation, je me rendais souvent chez Yolla. Elle avait trouvé du travail pour aider à subvenir aux besoins de sa famille. Elle ne cessait de jurer par « l’absence » de son père. À chaque fois, je sentais mon cœur bondir dans ma poitrine. Je me demandais secrètement si elle croyait vraiment qu’il était toujours vivant ou si c’était sa façon d’éloigner la mort de lui et d’elle. Je me demandais comment elle n’avait jamais pensé au fait qu’il aurait pu être tué sur ce barrage armé, à l’instar de plusieurs centaines d’autres personnes, et que son corps avait alors été jeté et depuis lors devenu introuvable. Mais Yolla espérait toujours, d’autant que des informations parvenaient à la famille. Ils versaient alors les sommes requises, menaient leurs investigations, avant de perdre espoir à nouveau lorsqu’il s’avérait que derrière ces promesses creuses, il n’y avait que mensonges et illusions.
En 1985, je me suis rendue à Paris pour poursuivre mes études. Un été, Yolla me dit qu’elle pensait me suivre. Cette fois-ci, elle fuyait l’oppression de sa mère, la pression qu’elle exerçait sur elle, la haine qu’elle portait contre celui qui a enlevé son mari et lui a volé ses années et sa vie. Je lui ai dit : « Achète ton billet d’avion. Je t’attends ». C’est ce qu’elle a fait. Yolla était venue à Paris où elle est née de nouveau. Elle s’est intégrée dans la société. Elle a rencontré cet autre, présenté durant la guerre comme étant un ogre, et elle s’est réconcilié avec lui. Puis, au fil des jours, elle détestait de plus en plus écouter les nouvelles du Liban, d’y aller jusqu’à ce qu’elle ait rompu tout contact avec son pays. Seul mon enthousiasme l’a poussée à le rétablir, en 2005, pour prendre part ensemble aux manifestations.
Les lundis après-midi, elle marchait à mes côtés. Nous faisions flotter le drapeau libanais, scandions des slogans, participions à des réunions avec ceux qui venaient du Liban pour qu’ils nous briefent. Nous sentions que nous avions de l’importance. Enthousiaste, je me lançais dans des analyses. Je m’étalais longuement dans des explications selon lesquelles nous vivions des moments historiques qui ne se répéteront plus jamais, que nous nous sommes enfin réveillés en tant que peuple et que nous sommes unis. Elle m’observait, alors qu’elle avait maintenu une certaine distance avec le pays, d’autant qu’elle n’avait plus confiance en celui qui lui a volé sa tranquillité et sa jeunesse, la jetant dans le brasier de la disparition et la souffrance.
Malgré sa grande méfiance, Yolla était capable de pardonner et d’accepter l’autre. Avec sa joie ou sa tristesse. Cela lui donnait une force et une énergie qui n’étaient pas à la portée de tous. Une fois éteinte la révolution du Cèdre, je pouvais lire dans le regard qu’elle posait sur moi : « Je t’avais dit qu’on ne pouvait rien espérer de bon de ce pays ». Pour moi, cela était aussi douloureux que véridique et accablant, d’autant que je n’ai pas pu, à son instar, couper le cordon ombilical avec ce pays fou qui, depuis notre tendre enfance, nous remplit de chagrin et de deuil.
Je me rappelle qu’un soir d’été, nous étions assises dans l’une de ces jolies places parisiennes. Nous buvions du vin et papotions. Subitement, sans détours, je lui lance : « Tu ne penses pas qu’il est temps que tu enterres ton père ? ». Elle se retourna vers moi et me répondit en hochant la tête : « Si, je pense que le temps est venu de le faire ». Trente-six ans sont passés depuis sa disparition. Il avait presque cet âge le jour où il a été enlevé. Puis elle a pleuré et marmonné d’une voix étranglée : « Que Dieu ait ton âme, papa. »
Ce soir-là, nous avions enterré ensemble le père de Yolla. Nous avions toutes les deux pleuré cet homme jeune et brun dont la vie avait été fauchée de cette façon. Nous étions aujourd’hui plus âgées que lui.
J’ai été contrainte de rentrer au Liban. Durant mon absence, Yolla est tombée malade. La maladie lui a rongé les poumons, mais elle n’a eu raison ni de sa jeune voix ni de son sourire ni de sa joie de vivre. Elle est décédée quelques jours avant mon rendez-vous avec elle à Paris. Elle a été inhumée là-bas, sous des arbres verdoyants dans une région proche de la maison de sa sœur. Je n’ai pas assisté à son enterrement ni visité sa tombe. Toutefois, je continue à lui parler tous les jours et à m’attendrir, faisant semblant d’oublier qu’elle n’est plus de ce monde.