Pour mener à bien cette étude, j’ai interrogé des sunnites dans des quartiers désavantagés de Tripoli, des personnes de tendances politiques différentes et de profils sociologiques variés. J’ai utilisé divers outils d’observation et privilégié les interviews semi-dirigés d’habitants, d’acteurs essentiels, et de cheikhs du vieux Tripoli et du centre de la ville.
Durant près d’un siècle, Tripoli a accumulé les problèmes : des facteurs économiques, politiques et sociaux (Nehmé, 2012), aggravés par l’échec des politiques libanaises et par la guerre
civile, ont créé un climat d’insécurité
générale. Victime de pauvreté, de
ségrégation, de marginalisation, de
fatalisme et d’inégalités, la ville reflète
l’image d’une cité-incubateur de « terrorisme », alors même que sa population pauvre, désavantagée et victime d’injustices, réclame constamment son « droit à la ville » par tous les moyens, et par le biais de toutes les alliances possibles. Depuis la mort de Rafic Hariri, déçus à plusieurs reprises par leur leader Saad Hariri, des sunnites de Tripoli se sentent trahis par leurs représentants. Avec le déclenchement de la crise syrienne en 2011, l’islamisme a popularisé les courants salafistes jihadistes à Tripoli, et promu l’émergence de multiples mouvements violents radicaux, qui militent clairement pour le califat et expriment un rejet de l’État moderne. Le travail sur le terrain permet de montrer que cette communauté se divise en plusieurs groupes qui divergent par leurs affinités et leurs alliances politiques, allant des musulmans, aux islamistes radicaux jusqu’aux islamistes radicaux violents.
Il faut noter que le sentiment d’injustice motive certains groupes sunnites, leur donnant le courage de la confrontation et alimentant leur ressentiment. Ce sentiment se fonde sur une absence de reconnaissance sociale et politique, où se reflètent constamment les différences et les inégalités entre citoyens. Cette indignation partagée les rapproche et les unit face à l’arbitraire et à la domination du gouvernement libanais.
Parmi ces personnes, certains aspirent à un État islamique, d’autres se montrent moins enthousiastes à cette perspective. Cette aspiration trouve son origine dans le « vide social » (Barel, 1982) dans lequel vivent ces sunnites tripolitains exclus. Ils ne trouvent plus leur place dans une société qui leur est devenue étrangère, leur quotidien n’a plus de sens et ils ne se reconnaissent plus dans les divers groupes sociaux.
Cette relation à l’idée d’un État islamique oscille entre désir et rejet. En fait, la notion même d’« État islamique » ne fait pas l’objet d’un consensus parmi mes interlocuteurs, ce qui rend problématique sa définition.
Pour la plupart, la notion d’État islamique fait essentiellement référence à la réclamation de l’application des lois coraniques dans un pays qui resterait musulman, inclusif, unificateur et modéré. Pour eux, le rôle de l’État est d’être le gardien de la religion, la loi coranique en soi étant perçue comme le garant de la vie sociale et légale, dans un pays où chacun est libre d’exercer sa foi dans la sphère privée. Ce groupe de musulmans « inclusifs » est principalement composé d’individus qui ont vécu la guerre libanaise et qui sont passés d’une idéologie à une autre. Ils ont la cinquantaine ou plus, et croient en la justice fondée sur la démocratie et l’islam. Ils croient en un État islamique juste et équitable où la loi coranique est appliquée – et non dans le groupe État islamique (ISIS). Ils appuient l’idée d’un État qui serait portée par différents mouvements islamistes, à l’instar des Frères musulmans en Turquie. En somme, une société islamisée, mais loin des pratiques de régimes islamistes qui imposeraient de force la religion à la population.
Très différente est l’aspiration à un État islamique telle que vécue par les « islamistes en colère », qui incluent les islamistes salafistes et/ou les mouvements jihadistes arbitraires depuis les années 80. Cette tendance imprègne l’imaginaire politique des mouvements islamistes tripolitains et suppose que l’islam doit être imposé par la violence. Ce groupe est principalement formé de jeunes entre 18 et 30 ans. Leur premier engagement politique coïncide avec la révolution syrienne, eux qui n’ont connu que l’idéologie islamiste et le sectarisme entre musulmans au Liban.
La différence essentielle entre ces deux groupes est surtout générationnelle, étant donné leurs expériences disparates dans la lutte pour la défense des causes politiques et de la communauté. Il existe aussi entre eux une différence conceptuelle : pour les premiers, l’État islamique est le garant des libertés des non-musulmans, alors que pour les seconds, il se doit d’imposer la religion de force. Toutefois, que ce soit pour les musulmans « inclusifs » ou les islamistes « en colère », l’islam façonne leur sens de la justice, définissant par ses lois les règles de cette justice. Ces règles signifient essentiellement que ces groupes sunnites doivent occuper des positions politiques influentes, et devenir des acteurs politiques. C’est ainsi par leur appartenance à la communauté sunnite qu’ils choisissent de défier les inégalités politiques. Bien que ces revendications ne soient pas inhérentes à l’islam ou commandées par la loi coranique, elles se trouvent rattachées à la religion suite à l’échec des courants progressistes et marxistes nationalistes à les obtenir précédemment.
Cela fait très longtemps que Tripoli lutte contre l’injustice (Guienne, 2001). Certains groupes sunnites de la ville ont changé d’idéologie et de slogans, mais jamais de cause ou de lutte. Dans leur aspiration à la justice (Rawls, 1987), conformément à l’idéologie islamiste, les groupes sunnites revendiquent un État « juste » au sens de Ricœur (1995). Les sunnites inclusifs accusent pour leur part les islamistes « en colère » d’être responsables des divisions et de l’avènement d’un extrémisme violent. Ils sont principalement hostiles à des pratiques qui, selon eux, n’ont rien à voir avec la gouvernance islamique.
Ces sunnites inclusifs sont convaincus que Tripoli n’est pas une terre fertile pour l’édification d’un État islamique sur le modèle de Daech. Tripoli est essentiellement une ville caractérisée par sa mixité sociale et religieuse, avec un riche patrimoine social et historique, ainsi que l’atteste Mahmoud Mikati, membre du conseil municipal et habitant de la vieille ville.
Même les jihadistes salafistes, qui sont en faveur d’un État islamique imposé de force, trouvent que Daech, dans sa forme actuelle, ne peut s’étendre jusqu’au Liban, parce qu’il n’a pas l’image d’un groupe résistant qui lutte en faveur de la liberté et contre l’oppression. De plus, de nombreux points d’interrogation entourent cette organisation, ainsi que l’a déclaré le cheikh jihadiste salafiste Salem el-Rafeï, dans une interview qui date du 10 novembre 2014.
Quoi qu’il en soit, à travers les revendications en faveur d’un État islamique, les deux groupes aspirent à une gouvernance juste et égalitaire, en conformité avec la loi coranique, respectant le concept d’égalité tel que présenté dans le Coran. Par conséquent, les principes de justice et d’égalité font partie intégrante du cadre politique et social d’un État islamique – et non de Daech – pour le premier groupe. Les deux groupes, cependant, recherchent à leur manière à réaliser des promesses similaires.
1- Barel, Y. (1982), La marginalité sociale. Paris, PUF
2- Guienne, V. (2001), Du sentiment d’injustice à la justice sociale. Cahiers internationaux de sociologie, 1(110), 131-142
3- Harmandayan, D., 2002, Al-Mukhattat al-Tawjîhi al'Am wa al-Tafsîli li Manâtiq Trablous, al-Mina, Beddawi wa Ras Masqa al-'Iqâriyya, DGU, Ministère des Travaux Publics.
4- Le Thomas, C., & Dewailly, B., 2009, Pauvreté et conditions socio-économiques à al-Fayha'a: diagnostics et éléments de stratégie. Agence française de développement, Paris.
5- Nehmeh, A. (2013), Qiyas al-Herman al-Hadari li estekhdam al-Baladiyat wal masaleh Al-Hadariya. Estratijiyet al-Tanmiya al-Hadariyeh li Moalajet al-Faket fi al-mentaka al-Arabiya. Doha, ESCWA.
6- Rawls, J. (1987), Théorie de la justice. Paris, Le Seuil
7- Ricœur, P. (1995), Le juste. Paris, Esprit.