Comme si Monsieur Geadah - qui nous a quitté un an après ces propos - avait prédit et peut-être voulait mettre en garde contre une éventuelle manipulation par l’État du sort final des disparus de la guerre et des sentiments de leurs proches. Il est mort sans savoir le sort de son fils et de son frère, et même avant que ne soit découvertes des fosses communes en série.
En janvier 2000, grâce aux pressions de la campagne « Nous avons le droit de savoir », lancée par le « Comité des parents de personnes enlevées et de disparus » et les associations amies, une commission officielle avait été chargée d'enquêter sur le sort de ces victimes et de déterminer leur destin. Six mois plus tard, la commission publia son rapport. Elle y précisait qu’elle n’avait trouvé aucune trace de disparus vivants ; par contre, elle affirmait avoir découvert des fosses communes et révéla les emplacements de certaines d’entre elles. Elle affirma également n’avoir pu identifier aucun des restes enterrés, justifiant cette incapacité par leur ancienneté a cause du passage du temps, l’insuffisance de laboratoires où les analyses nécessaires pouvaient être effectuées, et le coût exorbitant de ce suivi pour le Trésor public.
Le plus douloureux, c’est que les autorités libanaises après cette date n’ont pris aucune autre disposition à l’égard de ces fosses communes, en accord avec les règles et mesures prévues à ce sujet dans les lois et conventions internationales, en particulier les Conventions de Genève (1, 2 et 4). L’État songea qu’après avoir annoncé le décès collectif qui ne reposait sur aucune preuve matérielle concrète, il pouvait refermer le dossier des disparus, en préjugeant qu’ils étaient tous morts ; avec pour seul constat l’existence de fosses communes réparties sur tout le territoire libanais.
Après le retrait de l’armée d’occupation israélienne du Liban (2000), de nouvelles fosses communes avaient en effet été découvertes dans certaines régions, en particulier dans le sud et la Békaa. Le même spectacle se répéta après le retrait syrien (2005). On espéra pieusement que certaines au moins de ces découvertes réveillerait la conscience de la société sur l’inhumanité de ce phénomène, et allait corriger la manière officielle d’aborder le problème des disparus et de leurs parents, comme une préparation à la fermeture de ce dossier qui serait le dernier parmi ceux laissés en suspens par la guerre au Liban.
Pour un observateur averti, il était clair que la conduite officielle manquait de professionnalisme et d’expertise, et qu’elle reflétait une ignorance totale des principes et critères internationaux en vigueur pour s’occuper des fosses communes. En revanche, les mobiles politiques étaient évidents pour tous, que ce soit en ce qui concerne les régions où les fosses communes étaient signalées, ou en ce qui concerne le timing de leur découverte et ouverture.
La découverte d’une fosse à Anjar (Békaa), puis une autre près du ministère de la Défense a Baabda (2005), déclencha une violente polémique entre les protagonistes de la guerre, dont la plupart étaient désormais au pouvoir. Cette guerre a commencé pas une répudiation de responsabilité, des échanges d’accusations, blâmant Israël ou la Syrie, puis en faisant appel aux cours internationales, elle s’acheva par se transformer en “des lancements avec les os” des disparus sans prendre en compte le respect des restes ou les sentiments des parents.
Le dossier fut ensuite soulevé au Parlement, au cours d’une session de questions-réponses (**). Malheureusement, jusqu’à notre jour, aucune réponse ne fut apportée, et les questions depuis ne cessent d’augmenter.
Aujourd’hui, la promesse gouvernementale reste en suspens, alors même que le Premier ministre et un de ses ministres s’étaient engagés à soulever ce dossier à la première réunion du Conseil des ministres, et avaient promis de ne plus tarder à réclamer une enquête internationale à ce sujet, s’il s’avère que le besoin nécessite une expertise médico-légale internationale en la matière (***). Le dossier attend toujours d’être inscrit à l’ordre du jour du gouvernement. Peut-être y a-t-on vu un sujet de dissension auquel doit s’appliquer la règle de distanciation…
Pour sa part, la commission parlementaire des droits de l’homme ne devait pas tarder à réagir. Par la voix de son président, elle dénonça le saccage aléatoire des fosses communes, des fouilles indignes et contraires aux règles humanitaires en vigueur dans le monde pratiquées dans des cas pareils. Cela avait été le cas en particulier à Anjar. Elle promit de consacrer une réunion à laquelle participeront les ministères concernés et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour s’entendre sur les normes pour fouiller les fosses et identifier les restes à travers des examens médicaux nécessaires pour identifier les dépouilles, notamment par le biais de leur ADN (****).
Peu importe si cette reunion pour s’entendre sur les normes aura lieu ou pas, ces normes sont la. L’important c’est que depuis ce jour, les responsables n’ont pas commencé à de les appliquer. Peut-être parce que ce sujet est hors toute collusion confessionnelle !
Les fosses communes sont nombreuses, l’approche officielle envers elles est indigne. On pourrait y consacrer des volumes. Contentons-nous du cas de la découverte d’une fosse commune à Chebanieh, un dossier qu’on referma à la hâte. Une déclaration surréaliste fit des ossement retrouvés dans des sacs en plastique, des restes de boucs et non d’êtres humains, sans autre forme de procès et avec interdiction aux journalistes de se rendre sur le site (2011).
Autre incident qui fit polémique : la diffusion d’un rapport faisant état de l’existence de dépouilles non identifiées entassées depuis les années de guerre dans la salle d’autopsie de l’hôpital gouvernemental de Baabda (Mont-Liban). Leur présence était encombrante et faisait obstruction au travail, sans parler de leur odeur, détaillait le rapport, et l’autorisation de les enterrer relevait confusément de trois ministères distincts (2013) !
Une rangée de ministres salua, au salon d’honneur de l’aéroport international Rafic Hariri, le cercueil dans lequel on rapatriait la dépouille du chercheur français Michel Seurat. Laid était le sourire d’autosatisfaction qui se dessina sur les lèvres des officiels qui restituaient le corps à la famille (2006).
Macabre fut la découverte et l’identification de la dépouille du journaliste britannique Alec Collet, dans une fosse des collines de Aïta el-Foukhar, et son transport vers la morgue de l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth (*****). Sinistre et dure fut la scène au cours de laquelle son corps fut retiré de la fosse et enterré à nouveau près de celui d’un inconnu qui se décomposait à côté du sien (2009).
Étrange et répugnant procédé qui a fait que l’État libanais n’ait d’autres échantillons d’ADN que ceux de Michel Seurat et d’Alec Collet !
Odette Salem seule, parmi les parents de disparus, réussit à préserver un échantillon de son ADN… Certes, sans les circonstances dramatiques de sa mort, cela n’aurait pas été impossible. Elle fut écrasée par une voiture roulant à vive allure en traversant la rue qui conduisait à la tente du sit-in des parents de disparus, place Riad el-Solh. Par sa mort, Odette Salem nous confiait la mission de trouver Richard et Marie-Christine, qu’elle avait attendu 24 ans. Elle est partie avant qu’ils ne reviennent ou qu’elles ne les enterrent.
Le seul espoir qui reste, c’est de conserver tous les crachats des mères éplorées par la disparition de leurs bien-aimés, et de conserver ces échantillons dans des laboratoires appropriés. Ce serait, pour ainsi dire, les crachats de la vérité, un legs national…
Reste à l’État libanais d’etre enfin sensibilisé à la douleur des parents, et qu’elle fasse amende honorable et assume ses responsabilités. La nature et ses lois n’ont pas de nihilisme. La nature n’égare jamais un être humain ; elle n’égare rien et ne permets à rien de se perdre. Ce qui s’est passé voici des décennies, c’est tout simplement qu’on a fait disparaître des personnes. Mais il est du devoir de leurs proches de savoir où leurs corps ont été abandonnés. Car enfin, puisque l’État a déclaré le décès en 2000 des disparus, pourquoi tarde-t-elle encore à faciliter leur enterrement ?
L’identification des dépouilles humaines est une question de dignité. Leur remise à leur proche pour qu’elles soient enterrées est essentielle pour leur équilibre psychologique ; cela leur permets de faire enfin leur deuil, de sortir de l’état d’attente mortel et de revenir à une vie digne de ce nom.
Il est clair désormais que l’objectif du comité des parents de disparus n’est plus seulement de connaître leur sort. Sans minimiser cet objectif, ce qu’il cherche plus profondément, c’est la paix, c’est la renaissance de la patrie. Les parents de disparus forment aujourd’hui une confession distincte des autres… La personne disparue n’appartient plus à une confession. C’est à l’État (d'enquêter sur son sort) de le retrouver comme citoyen, ou de ne pas le faire. La cause des disparus n’a pas de solution confessionnelle. C’est pour cette raison que le comité des parents de disparus considère que la solution de cette cause est la planche de salut pour une renaissance de l’État, au lieu qu’elle ne sombre, et regarde passivement les pays qui l’entourent s’entre-déchirer et brûler…
Nous l’écrivons dans l’espoir que la 43e commémoration de la guerre ouvre une brèche et que du travail sérieux soit entrepris en vue de tourner définitivement l’une des pages les plus douloureuses de la guerre. Ce qui permettra aux vivants de se reposer, et aux âmes de Moussa Geadah, d’Odette Salem, d’Oum Ali Jabre, d’Oum Mohammad Harbawi, et de tous ceux et celles qui nous ont quittés avant de savoir ce que sont devenus leurs bien-aimés, de reposer en paix.
(*) La loi 434 du 15-5-1995 fut adoptée sous la pression du comité des parents des disparus. Faute de satisfaire la demande légitime de connaître le sort des personnes disparues, elle autorisa au moins ceux qui le souhaitaient à déclarer le décès, même sans preuves.
(**) As-Safir du 7 décembre 2005.
(***) As-Safir du 8 décembre 2005.
(****) As-Safir du 26 avril 2006.
(*****) As-Safir du 20 novembre 2009.
(******) Le CICR entame à partir de l’été 2006 la collecte des échantillons biologiques des parents de disparus, avant qu’ils ne meurent ; dans l’attente que l’opération d’identification des dépouilles soit achevée par les instances officielles qui seront nommées à cet effet.