En principe, la majorité des réfugiés syriens ont quitté leur pays pour fuir le danger constant de mort à cause du conflit qui s’y poursuit. Là-bas, toutefois, ils n’avaient pas de problèmes à enterrer leurs morts, à moins qu’ils ne soient prisonniers d’une ville assiégée ou cible d’un bombardement continu. Dès lors, ils n’avaient pas le luxe d’enterrer celui qui a perdu la vie.
Pour le réfugié syrien, la situation au Liban est tout à fait autre. Plusieurs facteurs entrent en jeu, ce qui facilite ou rend difficile cette phase dont sont chargés les parents affligés. Ces facteurs sont au nombre de quatre : la zone géographique, la situation sécuritaire, l’appartenance communautaire et la situation économique.
Le facteur régional entre en interférence avec l’état de la sécurité. Les Syriens du Liban préfèrent enterrer leurs morts dans leur lieu de naissance pour des raisons socio-économiques. Mais cela est difficile pour les parents du défunt si cette région est inaccessible en raison des conflits entre les forces présentes sur le terrain, ou tout simplement parce qu’elle est assiégée et qu’elle est le théâtre d’opérations militaires.
La décision à prendre est alors difficile : renoncer à enterrer le mort dans son lieu de naissance pour le faire au Liban. Commence alors la recherche d’un endroit qui rappelle le lieu de résidence, vérifier la disponibilité des cimetières, la facilité de l’enterrement, etc.
L’impact du facteur religieux et communautaire est primordial au cas où l’on décide d’enterrer le défunt au Liban. Chez les chrétiens et les druzes en général, la situation paraît, selon des personnes concernées des deux communautés, plus facile que chez la communauté sunnite, simplement en raison du faible taux de réfugiés chrétiens et druzes. À cela s’ajoute le facteur du « réflexe minoritaire », qui crée une solidarité facilitant ainsi les choses pour la famille de la personne décédée, sachant que la mort est l’une des occasions humanitaires qui favorise le plus une solidarité. Ce réflexe n’aurait pas été aussi fort si le nombre des réfugiés appartenant à ces deux communautés était élevé.
Quant aux alaouites, ils ont la possibilité de regagner leur lieu de naissance traditionnel sur le littoral syrien, à Damas, Homs ou dans le rif de Homs. Les Syriens sont d’ailleurs convaincus, témoignages à l’appui, que les alaouites bénéficient d’un traitement favorable sur les postes-frontières syriens ce qui les pousse en définitive à écarter l’idée d’enterrer leurs morts au Liban.
Les sunnites constituent la majorité des réfugiés syriens. Nous parlons de centaines de milliers de réfugiés et de plusieurs dizaines de décès au quotidien. Dans leur cas, la solidarité et la fibre communautaire servent parfois dans les régions périphériques. Mais dans une ville comme Beyrouth, la situation ressemble à un cauchemar qui oppresse les habitants, la mort constituant ainsi un souci supplémentaire.
Adnan, réfugié syrien de 71 ans, habite dans la région de Riha, au sud de Beyrouth. Il se rappelle que durant son enfance les commerçants et les propriétaires de négoces dans sa ville natale d’Alep sortaient de leurs échoppes lors du passage d’un convoi funèbre pour lire la Fatiha ou même pour prendre part à l’enterrement. Il a la nostalgie de cette époque qu’il compare au présent. Il a été obligé de laisser le corps de son frère décédé des suites d’une crise cardiaque dans la morgue de l’hôpital quatre jours durant, le temps de lui trouver un cimetière décent. « Nous avons transporté le corps jusqu’à Tripoli pour l’enterrer, explique-t-il. Nous avons payé les frais de la morgue d’une valeur équivalente à près de la moitié des frais du cimetière et des funérailles qui sont à la base chers. Qu’aurions-nous fait si nous n’avions pas pu emprunter l’argent ? Aurions-nous jeté les corps de nos proches dans la mer ? ».
Comme prévu, le quatrième facteur, c’est-à-dire la situation économique des proches du défunt, joue un rôle primordial et constitue la porte d’entrée à presque tous les autres éléments. En effet, l’argent facilite le transport du corps en Syrie, comme il facilite l’acquisition d’un cimetière dans les différentes régions libanaises, même ceux qui sont sursaturés.
« C’est devenu du pur commerce », confie Amina, « femme indépendante du rif de Homs ». C’est ainsi qu’elle aime à se présenter. Elle se penche sur son étal chargé de bouquets de persil, de menthe, de radis et autres plantes vertes. Elle arrache les feuilles flétries, puis asperge les plantes d’eau. Elle poursuit : « Le marché du pain, de l’alimentation et des médicaments est prospère. C’est aussi le cas du commerce funèbre. On ne peut pas échapper à la famine et à la maladie, comme on ne peut pas échapper à la mort ». Elle raconte une histoire dont elle a eu écho concernant l’enterrement d’un réfugié syrien dans un cimetière gratuit dans la Békaa. Le jour suivant, le gardien du cimetière a essayé de faire chanter la famille du défunt, prétextant le refus et les immixtions incessantes des habitants du village. « Soit vous payez 1 000 dollars, soit vous déterrez le corps de votre mort et vous l’enterrez ailleurs ! », leur a-t-il dit.
Les personnes honorables parmi les Libanais et les Syriens ont ici un rôle à jouer. Certaines histoires sont connues, d’autres ne le sont pas. De nombreux cimetières ont été ouverts gratuitement aux réfugiés syriens ou à des prix symboliques, comme le cimetière des étrangers à Tripoli, celui des Syriens dans le Akkar, un autre à Saadnayel dans la Békaa, à Bchémoun, Daraya, Sibline, etc. Néanmoins, tous ces cimetières n’ont pas pu continuer à fonctionner comme il se devait, soit parce qu’ils sont saturés soit parce qu’ils sont limités aux Syriens qui vivent dans les régions environnantes. Selon le témoignage d’un activiste syrien dans la Békaa, « à peine une information se répand concernant la présence d’un cimetière gratuit ou semi-gratuit dans une région déterminée, que les réfugiés s’y précipitent des différentes régions du Liban ». Cela en dit long, selon lui, sur l’ampleur du problème et sur l’importance de la demande.
Le coût d’une tombe varie entre 400 et 3 000 dollars. Dans certains cas, surtout lorsqu’il s’agit de personnes aisées, le prix peut largement dépasser les 3 000 dollars. Selon le père basilien aleppin Sergios Abdel-Raheb, le tarif annuel pratiqué par le cimetière de Diri, près de Jounieh, est de 250 dollars. Il explique que le locataire du caveau peut y enterrer plus d’une personne. Il existe, de plus, un cimetière commun gratuit pour ceux qui ne désirent pas payer le tarif annuel. Une activiste palestinienne travaillant avec les secours destinés aux réfugiés syriens et palestiniens, explique que le tarif de la tombe à Sibline, à titre d’exemple, frôle les 400 dollars. Le prix augmente dans les banlieues de Beyrouth pour atteindre les 1 500, voire les 3 000 dollars, au moins.
Au prix du caveau s’ajoutent les frais des offices religieux, du cercueil et du lavage du corps, mais aussi ceux du transport de la dépouille mortelle, de la préparation de la tombe et peut-être les frais pour les condoléances, le loyer de la salle, le café et le service. Un homme qui écoutait le récit d’Amina, résume la situation avec son accent sudiste prononcé. Détournant un dicton local, il dit qu’en plus de la mort, la famille doit assurer au défunt le tombeau plus les frais.
Malgré les efforts déployés par les bienfaiteurs libanais et syriens, tant les particuliers que les groupes, il est toujours possible d’avoir écho d’histoires concernant des funérailles nocturnes clandestines, d’autres relatives au chantage et aux pots de vin, voire des histoires de gens qui se sont trouvés dans l’obligation de donner le corps de leur proche à des étrangers pour l’enterrer dans une région proche de Ersal, sans qu’ils ne puissent pour autant accompagner leur fils à sa dernière demeure.
Autant d’histoires qui montrent que les initiatives et les solutions individuelles et communautaires au problème des réfugiés, y compris celui de l’enterrement et des cimetières, ne suffisent pas. Dans un secteur où les Libanais eux-mêmes souffrent de problèmes de disponibilité et de cherté, notamment dans les villes, il semble que les solutions requises doivent être prises au niveau officiel et gouvernemental. Il ne suffit pas de réclamer le retour immédiat des réfugiés pour résoudre leurs problèmes d’aujourd’hui.