Il est peut-être difficile de revenir sur l’histoire moderne du Liban sans mettre l’accent sur le Mont-Liban, qui a été le fondement de la République libanaise créée par les autorités mandataires françaises, il y a de cela un siècle.
Jusqu’en 1920, l’histoire du Liban, comme l’a signalé le grand historien Kamal Salibi, comprenait les druzes et les maronites, aux côtés d’autres acteurs qui avaient un rôle mineur ou de soutien. Cela allait changer avec l’annexion des villes côtière et de la Békaa. Par conséquent, l’expérience druzo-maronite au Mont-Liban, avec ses hauts et ses bas multiples, a été cruciale dans la montée de l’État libanais moderne, mais aussi d’un certain nombre de conflits violents et de guerres civiles qui ont donné, peut-être injustement, à ces deux communautés fondatrices le label d’ennemis jurés.
En tant que communautés, les druzes et les maronites se sont affrontés dans des guerres civiles à trois occasions (1840-1860, 1958 et 1983), avec des conséquences politiques et économiques désastreuses qui continuent de refléter la dynamique quotidienne du tissu social du Mont-Liban. Les factions politiques en guerre, à savoir le Parti socialiste progressiste (druze) et les Forces libanaises (maronites), se sont ouvertement réconciliées, sans que cette réconciliation ne s’étende pour autant à toutes les composantes des deux communautés. Bien qu’elles n’éprouvent aucune réelle animosité les unes envers les autres, celles-ci n’ont toujours pas disséqué et abordé les souvenirs violents dont elles ont hérité.
L’élite politique libanaise n’est pas nécessairement la seule responsable de l’absence d’une clôture du conflit et d’une réconciliation appropriée. Elle est plutôt tenue pour responsable de son incapacité et de sa négligence à aborder le fond du conflit, c’est-à-dire la mémoire collective des deux communautés. Celle-ci a été laissée sans surveillance, ce qui a permis la résurgence de l’antagonisme lorsque les facteurs et les acteurs le permettaient.
Dans mon récent ouvrage Conflicts on Mount Lebanon, the Druze, Maronite and Collective Memory (Edinburgh University Press, 2021), j’explore la formation de la mémoire collective au sein des communautés druze et maronite. Celle-ci a été utilisée par les centres de pouvoir des deux communautés comme une arme pour mobiliser leurs bases au service de présumées menaces existentielles contre le groupe. Cela servait essentiellement le ou les agenda(s) personnel(s) du leader. Par conséquent, plutôt que de s’attarder sur les approches conventionnelles pour comprendre le glissement récurrent du Liban dans la violence et de se concentrer sur le système sectaire libanais ou sur l’intervention internationale, la mémoire collective devrait être décortiquée. La compréhension de son mécanisme complexe constitue une porte d’entrée pour appréhender les raisons pour lesquelles les voisins ressentent le besoin de devenir des ennemis acharnés.
La mémoire collective occupe une place prépondérante dans la recherche et les entretiens menés pour mon ouvrage avec de nombreux acteurs ayant participé activement au conflit de 1975-1990, tant sur le plan politique que militaire. Elle souligne le rôle qu’elle a joué dans le déclenchement du conflit. Pourtant, la formation de la mémoire collective ainsi que la perception qu’on a de soi-même et de l’autre sont pratiquement restées sans réponse. Elles ont plutôt été laissées pour compte jusqu’à ce qu’une autre forme de conflit surgisse.
En 1991, le Parlement libanais, qui représentait les différentes factions de la guerre, a adopté une loi d’amnistie qui était censée ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire du pays. Mais elle a échoué à le faire à différents niveaux. Plutôt que de recourir à l’amnistie pour s’ouvrir à ces souvenirs et événements violents, à l’instar du modèle sud-africain de vérité et de réconciliation, l’élite politique libanaise est simplement passée à autre chose et empêché toute chance réelle de soulever ces questions. L’occupation militaire syrienne s’est également assuré que cela restera le cas.
Le principe d’analyser ouvertement la mémoire collective ne vise pas à créer une collectivité nationale unique, mais plutôt à désarmer la mémoire collective des différentes communautés, du moins de ses éléments agressifs, en laissant le reste continuer organiquement à conférer une diversité et un pluralisme à la société libanaise.
Faire face au passé n’est jamais une tâche facile, d’autant que les gens préfèrent rester dans leur zone de confort et refusent d’admettre leurs défauts. Pourtant, pour que le Liban puisse atteindre ce niveau de réflexion collective et nationale, il lui faut des années, voire des décennies, pour composer correctement avec son histoire et reconnaître que la mémoire collective doit être préservée comme un incubateur pour la diversité plutôt qu’un outil pour permettre aux gens de s’affronter.
Comprendre la mémoire collective ne nous permet pas uniquement de bien comprendre le conflit autour du Mont-Liban, mais aussi de comprendre nombre de rivalités survenues à travers l’histoire contemporaine du Liban, tel que le schisme sunnito-alaouite de Tripoli, ou même de le projeter sur l’actuelle dispute sunnito-chiite. Par-dessus tout, la conquête de la mémoire collective constituerait un premier pas vers un engagement approprié dans la réconciliation, qui impliquerait toutes les parties sans la médiation de leurs gardiens sectaires, constituant ainsi une passerelle pour réussir à tourner convenablement la page du passé et parvenir au concept de nation pour l’avenir.