À la fin de la guerre civile (1975-1990), de nombreuses régions du Liban, y compris le Chouf, ont été perçues comme un collage de géographies confessionnelles disputées. Si l’effet des massacres de la guerre civile et les tentatives infructueuses de réconciliation et de retour des années 1990 ne sont pas négligeables, analyser aujourd’hui les tendances d'urbanisation du Chouf à travers un prisme confessionnel n’aide pas beaucoup à comprendre les enjeux de la planification urbaine dans cette région. Les espaces confessionnels ne doivent pas être appréhendés comme des acquis, mais plutôt comme les symptômes d'une dynamique beaucoup plus complexe à déconstruire par contextualisation sociale et historique. Bien que cela n'entre pas dans le cadre de ce court article, nous chercherons plutôt à mettre en évidence d'autres causes et conséquences de ce qui semble être une urbanisation non planifiée du Chouf. À travers trois exemples de transformation spatiale, nous chercherons à montrer que les défis de ce siècle ne sont pas intrinsèquement confessionnels, et que l'urbanisation est en fait très bien planifiée, mais motivée par le capital, le profit et le pouvoir. Des recherches supplémentaires sont toutefois nécessaires pour approfondir ces dynamiques et comprendre leurs impacts socio-économiques sur la région.
En comparant l'urbanisation de Chouf après 1998 (imagerie Google Earth) aux cartes du Plan directeur national pour le territoire libanais (National Physical Master Plan of the Lebanese Territory - NPMPLT), la tendance à l’urbanisation dans cette région semble plus lente que dans le reste du pays, en particulier dans les villages de haute altitude. Le phénomène de densification de la plupart des agglomérations est antérieur à 1998. La plupart de celles-ci disposent de plans directeurs et de registres cadastraux, à savoir Debbié, Naamé, Damour et Jiyeh (Verdeil et al., 2007). Qu'est-ce qui fait donc que l'urbanisation semble non planifiée ? Quelles sont donc les politiques élaborées et comment façonnent-elles l'environnement bâti ?
Malgré l’anarchie apparente dans la façon dont les zones urbaines du pays se développent, l'urbanisation est la matérialisation de politiques publiques spécifiques. Au Liban, c'est principalement la propriété privée qui a façonné les politiques d’urbanisation et l'utilisation des terres au cours des dernières décennies. Pour le Chouf, certains des impacts de ces politiques se matérialisent à travers des projets à grande échelle avec différentes utilisations – résidentielle, industrielle et touristique – du sol.
La comparaison des images de Google Earth entre 2004 et 2020 montre l'énorme réseau routier mis en œuvre dans le cadre du projet résidentiel Medyar en cours à Debbié. Ce projet devait être développé par la « Dalhamiyya Development Company » en 2010. Si la propriété foncière du projet reste à l'entreprise, les actionnaires peuvent et ont changé au fil des ans (Travaux publics, 2018a). Mais plus important encore, la classification « réserve naturelle » de cet espace a été modifiée en « zone résidentielle » dans le plan directeur, pour permettre la construction du projet (Travaux publics, 2018a). A cette date, aucun bâtiment n’y a encore été construit.
La cimenterie de Sibline est un second exemple de l’expansion remarquable d'une installation déjà lourde. Créée en 1974, l'usine était devenue plus étendue que le village. En 1995, le gouvernement a accordé à l'usine les droits exclusifs d'utilisation du port de Jiyeh (décret 6797) sur la base du décret 4810/1966 qui autorise l'État à louer son domaine public maritime. En 1998, un plan directeur de la zone industrielle de Sibline est ratifié. Le plan permettait aux usines de cette zone d'être exonérées de l'impôt sur le revenu sur la base du décret 127/1983 qui octroie « des incitations à dynamiser les zones rurales et à développer des industries dans toutes les régions ». En 2002, la société qui détient l'usine a pu modifier ses statuts pour pouvoir élargir son portefeuille foncier (décret 7993/2002). L'usine obtient également l'autorisation de dépasser les contraintes légales en matière de profondeur et de capacité des puits artésiens (décret 146/2014). Avec cette série de décrets, l'usine a augmenté sa production et ses profits, tout en alimentant – au sens propre du terme – la frénésie de construction des dernières décennies dans le pays.
La prolifération des stations balnéaires le long de la côte du Chouf, dont le nombre a doublé depuis 2005, pour atteindre autour de 2020 une quarantaine de stations, est un troisième exemple d’expansion. Une augmentation de l'échelle de ces projets est également perceptible sur l'imagerie satellitaire. A Damour, ce passage de l'agriculture au tourisme a été rendu possible par une modification des finalités de l'utilisation du sol dans le plan directeur le long du littoral (Travaux publics, 2018a). Les propriétaires de ces terrains sont pour la plupart des investisseurs ou des sociétés immobilières. Même de grandes parcelles de terres « Waqf » précédemment utilisées pour l'agriculture ont été nivelées en 2019 pour construire un autre complexe qui n'a pas encore vu le jour (Verdeil et al., 2007). Les effets de ces changements sur l'agriculture sont décisifs, surtout lorsqu'ils sont examinés à l’échelle nationale. Le passage de l'agriculture au tourisme est l'un des aspects de l’économie de rente dont le modèle s’est généralisé dans le pays après la guerre.
L’impact des acteurs économiques publics, mais aussi des propriétaires fonciers et les zaïms locaux sur l'aménagement du territoire transcende les tensions sectaires (Travaux publics, 2018b). Les grandes compagnies qui développent les mégaprojets dans le Chouf relèvent d’investisseurs de différentes communautés et parfois de groupes politiques apparemment opposés, voire de multinationales. Les intérêts privés de ces personnes se sont substitués à l'État dans sa fonction d'aménagement du territoire. Cependant, c’est grâce à ces projets que les dirigeants actuels renforcent le discours étroitement confessionnel et les filières clientélistes locales (par exemple, à travers des réductions sur les prix des appartements, ou sur les frais d’entrée dans les complexes pour les « locaux », ou à travers une promesse d’emploi à la cimenterie de Sibline). La démarcation confessionnelle de l’espace et la perpétuation de géographies disputées sont donc le résultat d'un réseau plus complexe d'intérêts politiques privés qui prend racine dans la terre et la propriété privée. Les mégaprojets du Chouf, qu'ils soient résidentiels, touristiques ou industriels, montrent la transposition qui s’opère dans la manière dont la terre est utilisée comme générateur de profit. Aujourd'hui, avec la crise économique, des impacts supplémentaires de la circulation des capitaux et de l'accumulation de bien-fonds sont à prévoir dans un proche avenir ; et s’ils ne se sont pas encore matérialisés, ils méritent d’être suivis de près.
En attendant, le projet Medyar est à l'arrêt et avec la crise sanitaire et économique, le résidentiel devrait avoir moins de viabilité financière. Toutefois, l’expansion de l'usine de Sibline se poursuit au-delà des configurations confessionnelles renforcées du Chouf. Mais cet « état hybride » (Fregonese, 2012) ne parviendra jamais à concevoir des politiques urbaines qui favorisent la vocation foncière de chaque village ou groupe de villages comme aspirait à le faire le Plan directeur national (NPMPLT).
Références
· Dar & IAURIF (2005). The National Physical Master Plan for the Lebanese Territories. Beirut.
· Fregonese, S. (2012). Beyond the ‘Weak State’: Hybrid Sovereignties in Beirut. Environment and Planning D: Society and Space, 30(4), 655–674. https://doi.org/10.1068/d11410
· Public Works (2018a). The Apprehensions of the Past in Building the Future: Do the Master Plans for Damour and Dibbiyeh Encourage Return? Beirut.
· Public Works (2018b). The Legislative Framework for Urban Planning: No Voice for the People. Beirut.
· Verdeil, É., Faour, G., & Velut, S. (2007). Atlas du Liban: Territoires et société. Presses de l’Ifpo. http://books.openedition.org/ifpo/402