Décrypter la richesse de la vallée Bisri et le discours national qui s’y rapporte

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Posté sur mars 24 2021 par Joey Ayoub, Chercheur 6 minutes de lecture
Décrypter la richesse de la vallée Bisri  et le discours national qui s’y rapporte
©Adra Kandil
Cet article propose d’explorer les liens entre le mouvement qui s’est constitué pour obtenir l’annulation du projet de construction d’un barrage à Bisri, une des plus belles vallées du Mont-Liban, et la nécessité d’aborder la politique libanaise moderne sous l’angle de la justice sociale et écologique.

Cet article propose d’explorer les liens entre le mouvement qui s’est constitué pour obtenir l’annulation du projet de construction d’un barrage à Bisri, une des plus belles vallées du Mont-Liban, et la nécessité d’aborder la politique libanaise moderne sous l’angle de la justice sociale et écologique.

Située au sud-ouest de Beyrouth, la vallée de Bisri s’étale sur une surface étendue, verte et fertile, peuplée de pinèdes, de champs d’agrumes, notamment des citronniers et regorgeant de vestiges archéologiques. Tous étaient menacés d’inondation par le projet du barrage.

Outre son impact excessivement négatif au plan écologique, l’ouvrage, contesté par une large frange de la population, garde une valeur symbolique aux yeux de la classe politique libanaise, dans la mesure où il est le dernier d’un grand nombre de projets de développement établis après l’indépendance du Liban, en 1943. Parmi ces projets, plusieurs ouvrages hydrauliques avaient été envisagés, dans le cadre d’une « stratégie nationale pour la construction de barrages dans l’ensemble du pays ».

Celle-ci est cependant contestée depuis plusieurs années par de nombreux spécialistes, en raison de ses coûts élevés au double plan social et écologique. L’opposition de ces derniers n’a pas empêché toutefois les responsables politiques libanais de maintenir les projets en question. Aussi, nombreux sont qui s’étonnent aujourd’hui de « l’âge » de celui de Bisri, élaboré en 1953, soit dix ans après l’indépendance.

L’idée de l’exécuter a été remise sur le tapis en 2014, avec le soutien de la Banque mondiale, mais elle s’est heurtée à une opposition farouche de la part d’un grand nombre d’experts et de militants de la société civile. Sous la pression populaire, la Banque mondiale a fini par annuler en septembre 2020 le financement du projet « parce que certaines missions qui représentaient des conditions indispensables pour lancer son exécution n’ont pas été réalisées ». Nous ignorons cependant jusqu’à aujourd’hui quel sera le statut final du projet qui risque d’être relancé à tout moment.

Quoi qu’il en soit, le fait qu’il ait été maintenu durant toutes les étapes par lesquelles l’histoire du Liban est passée, révèle un problème beaucoup plus profond, en rapport notamment avec le clientélisme et la corruption qui régissent la gouvernance de ce pays.

Dans sa thèse consacrée au barrage de Bisri, Joude Mabsout soutient que ces projets sont perçus par la classe dirigeante comme des instruments politiques censés « consolider son pouvoir et creuser les fractures sociétales », à travers notamment des allocations financières spécifiques, déterminées en fonction de calculs clientélistes. À titre d’exemple, un responsable politique ou un parti peut soutenir un projet de « développement » en fonction des bénéfices qu’il peut en tirer et ainsi de suite.

À cela, s’ajoutent les calculs sectaires habituels qui font que des partis politiques s’intéressent davantage à une région et à son développement plutôt qu’à une autre.

Comme les différentes parties favorables à la construction d’un barrage à Bisri tenaient régulièrement un discours sectaire, il serait plus approprié d’aborder ce dossier suivant une approche écologique fondée sur la justice, d’autant que les préoccupations écologiques et sanitaires ont toujours été au cœur des mouvements de protestation au Liban. Il convient de rappeler dans ce contexte les manifestations de 2015, lors de la crise des ordures et la naissance de « You Stink ! » (Vous puez !), le dernier mouvement de protestation populaire le plus large avant le soulèvement du 17 octobre 2019. La campagne « Save the Bisri Valley » (Sauvez la vallée de Bisri) est née entre les deux mouvements de protestation, dirigés tous deux contre le pouvoir en place et sa gestion des affaires publiques.

Pour les manifestants de 2015, la crise des déchets affectant Beyrouth et le Mont-Liban était intrinsèquement liée au clientélisme et au sectarisme profondément ancrés, selon eux, dans le système politique libanais. Les photos de sacs poubelles amoncelés dans les rues des deux régions ont permis à de nombreuses personnes d’établir une comparaison avec un système politique en décomposition et de constater les liens directs entre la politique et l’environnement. Il n’en demeure pas moins que le mouvement « Vous puez ! » n’a pas réussi à proposer des alternatives en formulant des demandes qui reposent sur une justice écologique. Les militants de « Sauvez la vallée de Bisri » ont tiré à mon avis les leçons de cet échec. Depuis le soulèvement d’octobre 2019, ils ont situé leur campagne dans le prolongement des revendications de la contestation populaire, en reprenant à leur compte les slogans qui étaient scandés à Beyrouth, Tripoli et ailleurs.

Selon Joude Mabsout, « le processus interminable de destruction écologique et culturelle, ainsi que les mouvements de protestation qu’il génère en permanence, peuvent être considérés comme les deux fronts d’une même bataille autour des paysages naturels. Une bataille en faveur de deux mondes différents. En d’autres termes, la vallée de Bisri est au cœur d’une lutte longue et continue entre deux visions : celle qui tend à préserver les espaces publics communs et celle qui donne la priorité, au sein de l’establishment politique, aux intérêts liés à la privatisation. Nous l’avons fréquemment constaté ces dernières années, avec les activistes au Mont-Liban, à Beyrouth et ailleurs. Ces derniers formulaient de façon explicite des revendications s’articulant, même indirectement, autour d’une meilleure justice écologique ».

À titre d’exemple, les manifestants à Beyrouth essaient depuis octobre de se réapproprier les espaces privatisés du centre-ville, toujours surnommé « el-balad » par de nombreux Libanais. Il s’agit de la traduction arabe du mot « pays » et représente, en d’autres termes, un espace public où des individus, toutes appartenances confondues, se retrouvent.

Ce phénomène pourrait ouvrir la voie à un reboisement de ces espaces dans les années à venir et inverser ainsi une tendance qui dure depuis les premiers jours de l’indépendance et à cause de laquelle les espaces appelés communs ou publics ont sensiblement diminué.

Pour toutes ces raisons, il est possible de conclure que les préoccupations écologiques et sanitaires vont devenir de plus en plus partie intégrante des revendications politiques. Cela est le cas depuis la double explosion du 4 août au port de Beyrouth, la pandémie du coronavirus, sans oublier les effets du réchauffement climatique. Ce processus est sans doute inévitable, compte-tenu de l’ampleur de tous ces problèmes imbriqués. Quoi qu’il en soit, le temps nous le dira.

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