Les chansons de Feyrouz sur la nature libanaise ne sont plus conformes à la réalité. Le Liban « vert » est désormais une expression qui reflète la « nostalgie » des Libanais pour la Suisse de l’Orient. Les montagnes et les plaines sont devenues des déserts et des forêts de béton, du fait de l’irrespect des lois et des contradictions entre elles, des agressions, des incendies, du chaos urbanistique ou encore des projets publics mal étudiés. Tout cela a transformé le Mont-Liban en une série de collines rongées où l’on constate le taux le plus important de disparition de la couverture végétale au Liban (50 %) depuis 2000 (alors même que cette région représente 28 % de la superficie du pays).
Suivant les chiffres du ministère de l’Agriculture qui remontent au dernier recensement effectué au Mont-Liban en 2005, la superficie des forêts dans cette région est de 49.561,24 hectares, dont la majorité se trouve dans le caza de Aley (4.611,26), et une minorité dans le Kesrouan (8.809,44). Quant aux chiffres du site Globalforestwatch.org, ils montrent qu’en 2010, le Mont-Liban comptait 25,7 kilo/hectares de forêts couvrant une superficie de 13 % de son territoire. Cette même région a perdu, entre 2001 et 2019, 2,09 kilo/hectare d’espaces verts, soit 7 % de la superficie initiale, le plus haut taux enregistré au Liban. Le caza de Jbeil est en tête des pertes de couverture végétale, avec 501 hectares, alors que Aley en a perdu le moins : 236 hectares. Ces chiffres reflètent des décennies d’irresponsabilité officielle et citoyenne vis-à-vis de la protection des espaces verts.
En 1949 la loi sur les forêts a été adoptée, constituant le cadre organisationnel pour leur protection. Malgré des articles qui détaillent les modalités d’abattage des arbres et de reforestation, y compris dans les propriétés privées, les irrégularités qui ont été commises par la suite, qu’elles aient été autorisées ou imposées par le fait accompli, l’ont vidée de son sens. Les abus ne sont pas les seuls responsables de la débandade : un nombre de décrets publiés ultérieurement ont sapé les fondements de la loi, à l’instar du texte qui accorde la propriété des terrains domaniaux ou abandonnés aux autorités des villages en 1964, ce qui a privé l’Etat de son rôle dans la protection des espaces verts du pays. En 1983, un décret portant le numéro 43 a statué que les projets de construction dotés de permis, ainsi que les projets de travaux publics entrepris par les institutions publiques, sont exemptés de l’interdiction d’abattage ! Huit ans plus tard, ce décret est devenu loi sans que n’y soit incluse la condition de reboiser une superficie équivalente aux surfaces déboisées.
L’incapacité de l’État à imposer sa protection est due à plusieurs autres facteurs. Selon Georges Mitri, directeur du programme des ressources naturelles à l’Institut d’études environnementales de l’Université de Balamand, les changements socio-économiques ont entraîné un déclin de l’intérêt vis-à-vis des forêts, où ont été abandonnées des activités telles que la collecte du bois pour le chauffage, l’élagage ou le pâturage organisé, ce qui a rendu les forêts plus vulnérables aux incendies du fait de l’accumulation de la biomasse végétale. Outre les incendies, les superficies forestières se sont réduites du fait de l’avancée du béton et de la propagation des carrières. Le développement urbanistique constitue un facteur de pression énorme sur certaines régions du Mont-Liban, notamment suite à l’exode rural vers la moyenne montagne et le littoral, spécifiquement dans les régions du Kesrouan et du Metn-Sud et Nord, notamment dans les banlieues-sud et nord de Beyrouth. L’une des causes du rétrécissement des forêts est la multiplication des permis de construire entre les années 2007 et 2008, passant de 4,3 millions à 8,4 millions de mètres carrés. Georges Mitri fait assumer à la classe politique actuelle la responsabilité du chaos dans l’aménagement des terrains. Pour lui, ce domaine n’est pas protégé contre l’ingérence politique et ne se fonde pas sur une planification stratégique et durable, surtout que le plan directeur d’aménagement du territoire au Liban reste non-appliqué. Georges Mitri estime que c’est au ministère de l’Agriculture d’assumer la mission de reboiser le Liban. Que fait réellement ce ministère ?
Chadi Mehanna, directeur du développement rural et des ressources naturelles au ministère de l’Agriculture, énumère les obstacles face à la protection des forêts, notamment le nombre réduit de garde-forestiers, et leur rôle limité au contrôle des violations et au transfert des dossiers à la justice. Celle-ci, poursuit-il, finit par condamner le coupable à une peine inférieure à celle qu’aurait mérité son délit, ce qui ne constitue pas une mesure dissuasive. Les contradictions entre textes juridiques ont fait perdre au ministère lui-même son autorité sur la couverture forestière. « Lorsque le plan d’un projet public lui est référé, le département des forêts est appelé à délivrer des permis se basant sur des approbations antérieures accordées par d’autres institutions officielles, à l’instar des permis d’abattage d’arbres, en vue de la construction d’une route ou de l’édification d’un barrage… Et il se trouve par-conséquent tenu d’accorder les permis demandés quand tous les documents légaux sont pourvus dans le dossier. Pour ce qui est des propriétés privées, l’abattage d’arbres résineux est limité à deux cas : la construction légale et l’exploitation agricole. Quant aux arbres à feuilles, on peut les abattre aussi dans un troisième cas : la bonification de terrains dans l’objectif de l’exploitation agricole. » C’est à ce stade que se distinguent les responsabilités de la Direction générale de l’urbanisme, le ministère des Travaux publics et celui de l’Intérieur et des Municipalités, dans l’octroi des permis de construction et de bonification de terrains.
Outre l’octroi des permis d’abattage, le ministère se concentre sur le reboisement. Selon Chadi Mehanna, le programme des « 40 millions d’arbres » a été lancé en 2012, et vise à augmenter les superficies de forêts de 13 à 20 % de la superficie du Liban. Parallèlement, plusieurs associations, à l’instar de « Jouzour Loubnan », ont planché sur l’augmentation des superficies forestières et la promotion de modes durables de reboisement, en partenariat avec des associations locales. Jusqu’en 2019, on a recensé la plantation, la protection et l’entretien de plus de 350.000 arbres, sur base de recherches scientifiques, en coopération avec la Faculté des sciences de l’Université Saint Joseph. Le Mont-Liban a eu sa part de plantations de cèdres, de pins, de caroubiers, de térébinthes, de genévriers et de cyprès… Plusieurs initiatives officielles et civiles de reboisement ont été entreprises. S’il faut en croire Globalforestwatch.org, le Mont-Liban a connu le plus haut taux de reboisement au Liban entre 2001 et 2012, atteignant une superficie de 778 kilo/hectares. Le caza du Chouf est arrivé en première position avec 241 hectares plantés. Le caza du Kesrouan était en avant-dernière position avec 98 hectares, et le caza de Baabda en dernière position avec 77 hectares plantés, sachant que ces deux régions comptent de grandes villes côtières comme Jounieh, Zouk Mikhaël, Zouk Mosbeh ou encore la banlieue-sud de Beyrouth, dont la majeure partie de la population est le fruit d’un exode des régions montagneuses.
La société civile s’est également activée sur le plan de la législation. En 2019, le Réseau libanais pour la défense de l’environnement (LANE) a présenté un projet de loi pour la « protection des hautes montagnes libanaises et leur développement ». Le fondateur de Terre-Liban, Paul Abi Rached, a assuré que ce projet est examiné par les commissions parlementaires en vue de son adoption.