Les déchets des uns sont une ressource pour les autres

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Posté sur déc. 01 2015 7 minutes de lecture
Les déchets des uns sont une ressource pour les autres
© Taym El Syoufi
Le blocus imposé depuis des années par les forces du régime syrien sur la région de la Ghouta orientale, fief rebelle dans le Rif de Damas, y a compliqué les choses, soulevant de nombreuses interrogations au sein de la population, sans que pour autant ne se profile à l’horizon les prémices de réponses définitives.
Ces interrogations ne concernent pas la nature de l’adversaire qui impose le blocus, ni la forme que prendront les relations avec lui à l’avenir, encore moins la violence avec laquelle sont menés les raids donnant aux habitants l’impression qu’ils durent depuis la nuit des temps. Ces interrogations concernent plutôt la façon de continuer à vivre dans des conditions que nul ne pensait connaître dans ce pays.
Vers la fin de l’été, les habitants de la Ghouta s’empressent d’aller dans la nature et dans les endroits ouverts à la recherche d’un espace pour respirer dans les champs de blé doré. Là-bas, Abou Rateb, tout en sirotant une boisson à base d’orge et non de grains de café, m’a fait part de sa nouvelle inquiétude. Cette nouvelle recette a été inventée par un café de la ville assiégée de Douma, après que le prix des 200 grammes de café ait dépassé les mille livres syriennes.
J’ignore la profession originelle d’Abou Rateb. Je l’ai rencontré pour la première fois après que les forces de l’opposition aient chassé l’armée du régime de Douma. À l’époque, il était chargé de vider les stations d’essence à Ghouta, pour le compte du Conseil national, et de les transporter vers des régions sûres, de peur qu’elles ne soient bombardées.
Le hasard nous a par la suite réunis dans les champs de blé. Le voilà qui boite. Aujourd’hui, il est responsable d’un terrain relativement grand, dans la région de Chifouniyé, qu’il plante de blé. Probablement, il a fait plusieurs autres métiers avant d’en arriver là.
Lorsque le recyclage du plastique avait pris de l’essor, Abou Rateb a transformé une partie de la parcelle en usine de récupération, et ce en accord avec les propriétaires qui étaient devenus d’ailleurs des partenaires.
Si le nom de la première personne à avoir mené cette opération chimique reste mystérieux, d’aucuns font remonter l’origine de cette découverte à Gaza et aux Palestiniens. Il n’en reste pas moins qu’Abou Rateb a été le premier habitant de la Ghouta à avoir bénéficié de cette technique pour la production de gaz. Il remplissait des bonbonnes d’une contenance équivalente à cinq heures de combustion et dont le prix se chiffrait en quelques milliers de livres syriennes, au moment où le tarif de la bonbonne de gaz fournie par les forces du régime atteignait des sommes pharamineuses dépassant les 40 000 livres syriennes. Encore fallait-il les trouver sur le marché.
L’usine qui avait commencé avec deux barils compte aujourd’hui un grand broyeur de plastique, six barils qui fonctionnent alternativement tout au long de la journée, huit ouvriers et un pick-up.
L’usine recycle toutes les formes de plastique. Il en ressort simultanément du gaz, du benzène, du kérosène, du mazout et de la graisse. Cette dernière matière est mélangée à de la sciure de bois et sèche sous forme de bâtonnets. Elle est vendue sous l’appellation de « bois intelligent », puisqu’elle est rapidement combustible, dure longtemps et ne laisse pas de traces de suie.
Comme Abou Rateb n’aime pas parler chiffres, il m’a fait part de son inquiétude qu’il résume en deux options plus difficiles l’une que l’autre. Il devra soit réduire le nombre d’heures dont il bénéficie du courant électrique soit réduire considérablement sa consommation en eau de manière à ne remplir son réservoir qu’une fois la semaine. Comment peut-il le faire au moment où il a besoin de grandes quantités d’eau pour se doucher, nettoyer les lieux, ou encore laver les couches de son nouveau-né Mahmoud.
Cerise sur le gâteau : le plus grand réservoir parmi les trois dont il dispose et qui sont reliés l’un à l’autre s’est fissuré la veille, lors des raids qui ont coûté la vie à quatre civils dans les environs.
Abou Rateb pensait installer des réservoirs en plastique qui lui permettraient d’augmenter ses capacités à emmagasiner l’eau sans pour autant être obligé d’ouvrir l’eau à haut débit.
« Non, pas aussi facilement », lui dis-je.
Le vrai problème c’est que le plastique est en baisse constante. Mais je ne le dis pas devant les habitants pour éviter qu’ils ne cèdent à la panique. En réalité, dans l’est de la Ghouta, il n’y a presque plus de plastique. Les dépôts de sacs en nylon dans la ville de Arbine ont vendu la dernière grande fournée, il y a une semaine. Ils ont stocké ce qui en restait comme réserves ou en attendant une flambée des prix.
« Tu sais ? », me lance Abou Rateb, après avoir bu une gorgée de cette boisson qu’il appelle café. « Hier, en attendant mon tour pour annuler l’abonnement au générateur électrique pour le pompage d’eau, j’ai vu le paradis à la télévision. »
« Quel était ce paradis, Abou Rateb ? »
« Le paradis c’est des monticules de déchets, des montagnes et des montagnes d’ordures, partout, dans chaque rue, à chaque tournant. C’est Beyrouth, mon ami. Tout le monde jette les ordures ménagères et il n’y a personne pour les ramasser. Les gens circulent dans les rues en portant des masques et le gouvernement est perplexe, ne sachant que faire. Tu y crois ? Tout un pays observe la situation avec confusion, alors que ton pote Abou Rateb suit les nouvelles à la télévision comme le fait Ali Baba en entrant dans la caverne. »
Abou Rateb se lance alors dans une description de cette scène qui l’a abasourdi. « Le journaliste a reçu quelqu’un qui semble être l’un de ces experts en écologie et défenseur de l’environnement. Il nous a raconté que le problème ne réside pas dans les déchets organiques qui ne constituent que 30 % des ordures et qui sont biodégradables. Selon lui, la catastrophe se pose au niveau du plastique… Tu t’imagines ! Le plastiiiiiique. Plus de 50 % des monticules de déchets sont constitués de plastique. Ils ont repassé les séquences et j’ai failli avoir une syncope. J’avais l’impression d’observer quelqu’un qui jette du pain, puis l’écrase avec le pied. Il en rejette et l’écrase à nouveau. J’ai failli pleurer. Si on me confiait ce pays rien qu’une semaine – moi qui a été noirci de la tête aux pieds par la suie des pneus brulés – je résoudrais le problème et m’enrichirais en même temps. »
Il prit une gorgée de son café d’orge et ajouta avec désolation : « Je peux résoudre des problèmes à l’échelle nationale et je ne vois aucune issue à mon propre problème. Quelle absurdité. »
Alors qu’Abou Rateb se lamentait sur son sort, je buvais avec lui ce qu’il appelait café. J’ai failli mourir de rire au milieu de ces champs de blé doré, sous le rugissement des avions militaires et le bruit lointain des canons. Je voyais en lui l’Abou Rateb qui me faisait rire à chaque fois que je le recevais à la maison. Je le reconnaissais même avant d’ouvrir la porte en raison des effluves de carburant recyclé à partir du plastique qu’il dégageait. Je l’appelais alors à travers la porte en lui disant : « Abou Rateb, tu pues. » Commençait alors la crise de fou-rire, lorsqu’il me rétorquait : « C’est l’odeur de l’argent, mon fils… Ouvre la porte… Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Je jure que je ne passe pas devant une fille sans qu’elle ne se retourne dans ma direction. »
Puis il entrait en annonçant : « J’apporte mon café pour ne pas te déranger ». Et il commençait alors à me raconter comment il a résolu tel ou tel problème. Il s’agissait de problèmes vitaux de la vie quotidienne, plus compliqués que l’intervention russe, l’accord sur le nucléaire ou la prise de position de la Turquie.
À l’instar des autres personnes dans la région assiégée, il niait les réalités politiques et stratégiques et ne les inscrivait jamais en tête de ses priorités. Il ne le faisait pas machinalement, par idiotie ou ignorance, mais il me disait en pointant le toit de ma maison : « Toutes tes conférences sur la problématique de la signature de l’accord nucléaire avec l’Iran ne te répareront pas ce lustre en panne. »

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