La bourgeoisie syrienne, elle aussi, est affectée par la guerre

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Posté sur déc. 01 2015 10 minutes de lecture
La bourgeoisie syrienne, elle aussi, est affectée par la guerre
Les moins nantis ne sont pas les seuls à souffrir de la guerre qui fait rage depuis cinq ans en Syrie. Les plus fortunés s’en trouvent également affectés, quoique à un moindre degré. La plupart ne se sont pas retrouvés certes sans abri et n’ont pas été contraints de vivre sous une tente au milieu de nulle part. Leur argent leur a permis d’acquérir ou de louer des appartements au Liban, voire de réserver des suites dans des hôtels. Cependant, à l’instar de leurs compatriotes, ils ont perdu le sens de la stabilité et la tranquillité de l’esprit. Leurs espoirs et leurs rêves ont été brisés…
En tenue de sport, Abou Khaled (un pseudo) s’installe sur une chaise en plastique face à la mer, sur la terrasse d’un café à Aïn Mreïssé, dans la capitale libanaise. La plupart des clients sont, comme lui, d’un certain âge. Il aime contempler la mer, à cause de la sérénité qu’elle lui procure et du bien-être qui l’envahit progressivement au fur et à mesure que les vagues s’écrasent sur les rochers. Rares sont ceux qui sont au courant de ses liens de parenté avec la famille de la Première dame de Syrie, Asma el-Assad. Abou Khaled est très prudent. Il choisit ses mots avec soin pour répondre aux questions relatives à la situation en Syrie et à sa position par rapport aux « chamailleries » – pour reprendre ses termes – entre ses compatriotes.
Abou Khaled se laisse aller aux confidences : sa fortune colossale, il l’a amassée grâce au commerce des médicaments en Syrie. Il était réputé pour son sens aiguisé des affaires, ce qui lui a pratiquement permis de contrôler le marché des pharmaceutiques. Certains le désignent comme étant hégémoniste et monopolisateur, et attribuent son influence professionnelle à sa parenté avec « le régime Assad ». Avec son accent syrien, il répond avec un sourire las à ces accusations : « Mon travail et mes efforts sont donc partis en fumée ? En quoi le régime m’a-t-il été utile » ?
La guerre a éclaté en 2013. Les usines d’Abou Khaled en Syrie ont été détruites et ce qui n’a pas été détruit par les bombardements a été pillé. Une immense lassitude s’est emparée de lui. Il n’arrivait pas à s’accoutumer à l’oisiveté. Repartir de zéro dans des conditions périlleuses lui était encore plus difficile, surtout que les milices et les éléments armés, dit-il, voulaient se venger de tous ceux qui ne faisaient pas partie de leurs rangs et qui ne partageaient pas leurs idées et leurs orientations politiques.
Un appartement luxueux… et de l’inquiétude
Abou Khaled décide de quitter la Syrie. Craignant pour la vie de ses enfants qu’il souhaite envoyer en Europe, il se rend au Liban. Il rêve de construire un nouvel avenir pour sa famille, loin des problèmes et des épreuves de la guerre. Il entre de façon légale au pays et achète pour plus d’un million de dollars, un appartement luxueux dans le quartier de Aïn Mreïssé, sur le front de mer. Abou Khaled n’avait pas amené ses meubles avec lui. Il était entré au Liban non pas en tant que réfugié, mais en tant qu’homme d’affaires ayant un compte garni de plusieurs millions de dollars américains qui lui permettent d’obtenir facilement un titre de séjour. Légalement, il est classé dans la première catégorie pour les titulaires de cartes de séjour. « Je peux acheter la nationalité libanaise, si je le souhaitais. Et facilement », ricane-t-il.
La facilité avec laquelle il a déménagé et acquis un appartement de haut standing pour sa famille n’a pas pour autant atténué sa souffrance. « L’argent n’est qu’un outil permettant d’assurer un logement et de subvenir aux besoins de la famille », commente-t-il avec amertume, en assurant qu’il souffre d’un manque de sécurité. L’inquiétude l’accompagne comme son ombre, depuis que son fils aîné s’est rendu en Europe.
Ce dernier a vécu l’expérience de l’exode. Le père explique qu’un de ses amis lui avait conseillé d’envoyer son fils en Suède par le biais d’une agence de voyage, à bord d’un bateau de croisière qui le conduirait d’abord en Grèce, pour la modique somme de 5.500 dollars. Un voyage à bord d’une barque ou d’un canot pneumatique aurait été dangereux. Abou Khaled n’accorde plus de l’importance à l’argent. Toute son attention se concentre sur la protection de ses enfants : « J’ai vécu des heures et des journées entières dans l’angoisse. Je n’ai trouvé le sommeil que lorsque mon fils est arrivé en Grèce et qu’un ami l’a pris en charge et l’a fait passer en Suède ».
Égalité devant la guerre
Abou Khaled constate qu’en temps de guerre, riches et pauvres deviennent égaux face à la peur de l’inconnu et au sentiment permanent d’inquiétude. Il estime que la fortune ne sert plus à rien si un individu perd un être qui lui est cher : « L’argent va et vient, mais la mort est traître ».
La famille d’Abou Khaled mène grand train. Les vœux de la « dame de maison » sont toujours exaucés. Les mets les plus raffinés sont toujours servis à table. Ses filles vont dans les centres commerciaux pour acheter de beaux habits de marque qui leur permettent de parader devant leurs amies venue d’Alep, lorsqu’elles sortent ensemble pour un café ou un thé.
Sa fille, Cham, se soucie peu de la guerre. Elle dit en avoir assez du « mensonge et de l’hypocrisie » qui marquent, selon elle, la vie des Syriens dans son pays. Elle ne se soucie guère non plus de la politique et veut vivre en paix dans un pays étranger. Elle attend que sa demande d’admission dans une université soit acceptée pour partir du Liban.
Cham est âgée d’une vingtaine d’années. Elle ne sait pas comment passer le temps. Le matin, elle sort marcher en compagnie de sa mère et de sa sœur sur la corniche de Manara, avant de prendre un petit-déjeuner sain « pour préserver sa ligne ». Elle passe le reste du temps sur Internet, à chatter avec des amis.
La jeune fille évite de parler de la situation dans son pays. Son père l’a mis en garde contre toute implication dans des problèmes dont il peut se passer, « surtout que la haine contre les Syriens en général et les réfugiés en particulier, s’est accrue sensiblement depuis la guerre et les pressions socio-économiques que celle-ci a générées ». Cham explique : « On se retrouve seul lors d’un drame. La nature humaine est ainsi faite, l’amour de soi passe avant celui des autres. Tout ce que je souhaite est que ma famille reste à mes côtés, ne pas avoir à vivre dans le besoin et à tendre la main à des étrangers comme le font mes compatriotes qui sollicitent la compassion de la société et du monde extérieur. Leurs droits sont spoliés et leur dignité foulée aux pieds ».
Elle reconnaît que « l’argent procure, malheureusement, le respect. S’il se perd, notre dignité disparaît avec lui ». Cham n’a pas vécu de près ce qu’on raconte à propos des cadavres dans les rues, des assassinats et des viols, parce qu’elle résidait à Damas « où la vie est normale et où les Syriens vaquent normalement à leurs occupations quotidiennes. Les forces du régime contrôlent la situation et sont prêtes à contrer toute attaque ».
Hanine, la sœur de Cham, critique en revanche le train de vie luxueux de certaines amies syriennes de sa sœur, installées au Liban. À l’en croire, plusieurs d’entre elles sont insensibles à la situation sociale lamentable de nombre de leurs compatriotes et au drame humanitaire des réfugiés, et ne se soucient que du nec plus ultra de la mode et de l’acquisition de robes dernier-cri, à des prix qui dépassent parfois plusieurs centaines de dollars.
Contrairement à Cham, Hanine travaille avec son père, associé avec un de ses amis dans le domaine de l’immobilier. Elle préfère passer son temps derrière un bureau pour gérer les affaires de son père, au lieu de traîner dans les cafés et écouter ce qu’elle a appelé les « sornettes » des femmes et leurs histoires « superficielles ».
Hanine s’efforce autant que possible d’aider les Syriens qui travaillent sur les chantiers de son père. « Le bonheur m’envahit lorsque je vois l’un d’entre eux travailler d’arrache-pied pour subvenir aux besoins de sa famille. Nous l’aidons sans hésiter. Je souhaite que le monde modifie sa perception du Syrien qui n’est ni un voleur, ni un escroc, ni un violeur. Nous voulons juste vivre en sécurité », affirme-t-elle.
Du commerce de l’or à celui des sous-vêtements
L’expérience d’Abi Koussay est différente de celle d’Abou Khaled. Il a perdu tout l’argent qu’il avait gagné grâce au commerce de l’or, après avoir fait confiance à un individu devenu par la suite son associé dans sa bijouterie à Homs. Deux mois sont passés avant qu’il ne découvre que cet ami en qui il avait confiance l’a trahi et s’est entendu avec un groupe d’individus appartenant, selon ses dires, à l’une des milices syriennes, pour lui tendre une embuscade. Ces derniers l’ont emmené dans une ferme abandonnée et l’ont contraint de signer un contrat de concession, en le menaçant de liquider ses enfants s’ils le croisaient de nouveau dans la région.
Abi Koussay n’a pas pensé au moment même à l’argent. Il a juste prié Dieu de le sauver. Que l’argent aille au Diable ! Il a ensuite cédé sa résidence luxueuse à Lattaquié à l’une de ses connaissances, contre une somme modique et s’est rendu au Liban où il a loué un appartement à Hamra pour 1.500 dollars par mois. Il y est resté six mois puis il est parti en Turquie où il a acheté une maison pour 80 000 dollars et ouvert une boutique de prêt à porter et de sous-vêtements.
« Un regard condescendant est porté sur le Syrien, qu’il soit pauvre ou riche. Tout le monde a souffert à cause de la guerre », commente-t-il, avant d’ajouter : « Au plan personnel, je ne fais plus confiance à personne et je n’aide que les personnes qui ont besoin d’assistance ». Concernant les différences sociales, il affirme : « Lorsqu’on nous désigne comme étant « des riches », j’éclate de rire et je réponds : « Ce qui nous distingue des autres est que nous pouvons manger sans avoir à tendre la main et attendre, mais la nourriture a le même goût d’amertume à cause des événements et de l’instabilité qui nous affectent ».
Abou Koussay enchaîne : « La guerre a brisé les rêves de tous. Les habitations sont devenues des ruines. Nous avons été contraints à l’exode pour avoir la vie sauve. L’argent peut nous procurer une certaine sécurité, mais il ne nous permettra pas d’avoir l’esprit tranquille ».
Les nouveaux riches
Issu de la classe moyenne syrienne et installé au Liban, Raëd (un pseudo) évoque l’émergence d’une nouvelle classe sociale en Syrie, celle des « nouveaux riches, sans conscience, dont les affaires ont prospéré aux dépens des drames d’autrui. « Cette appellation, dit-il, s’applique à tous ceux qui ont profité économiquement de la guerre et qui ont exploité le besoin populaire de denrées de base, pour monopoliser celles-ci avant de les vendre à des prix élevés ». « Nombreux sont ceux qui ont aussi profité de l’émergence d’un marché noir d’objets volés et d’armes en tous genres », fait-il remarquer, avant d’ajouter : « Ce qui me dérange le plus, c’est le fait que mon voisin soit devenu du jour au lendemain propriétaire de terrains qu’il a acquis pour des sommes astronomiques. Certains disent qu’il a fait son argent grâce au marché des meubles volés ou saisis sous la menace par les « chabbiha ».
Raëd ne cache pas son effarement: « Comment une personne peut-elle vivre au détriment des autres et les dépouiller de leur dignité ? Qu’elle les aide au moins » !
Il éprouve du chagrin pour toute personne nantie qui s’accroche à son argent sans aider ceux dans le besoin, soucieux seulement d’obtenir du pain pour faire taire la faim de leurs enfants.

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