Beyrouth et ses réfugiés : l’amour partagé

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Posté sur sept. 16 2020 par Iyad Tayseer, Journaliste Palestinien 6 minutes de lecture
Beyrouth  et ses réfugiés : l’amour partagé

Dans le salon de coiffure pour hommes, l’horloge marquait sept heures du soir. Ahmed est en retard à son rendez-vous, s’étonnait le coiffeur. Pourtant, c’était aujourd’hui ses fiançailles. Il en avait confirmé la date plus d’une fois.

Longtemps, Ala’a, propriétaire du salon de coiffure, attendit. Les aiguilles de l'horloge marquèrent huit heures. Alaa fut alors certain qu'Ahmed ne viendrait pas. Les fiançailles étaient pour neuf heures. Une heure ne suffira jamais à Ahmed pour se préparer à la cérémonie, se dit-il.

En réalité, Ahmed manqua ses fiançailles ce jour-là. Il envoya à sa bien-aimée, Razan, un court message audio annonçant que la cérémonie était reportée, et lui demandant d'en informer également sa famille, n’ayant pas le temps de le faire lui-même.

C’était impatiemment, pourtant, qu’Ahmed attendait ce jour. Tous les obstacles matériels avaient été surmontés. Voilà que son rêve se réalisait, et qu’il allait être officiellement lié à Razan. Toute une semaine, il n’avait cessé de confirmer à Ala'a son rendez-vous au salon. Il avait acheté son costume de fiançailles. Invité tous ses amis à la fête. Enfin, Razan, le rêve de sa vie, serait à lui.

Puis l’immense explosion se produit. Ahmed voit, comme tous les habitants de Beyrouth, le grand nuage de fumée. Sur le petit écran, des centaines de personnes appelant à l’aide. Les sirènes des ambulances hurlant dans les rues de la capitale.

Ahmed ne fit plus attention à la cérémonie de fiançailles. Ni aux rêves échafaudés pour ce jour-là. Il ne prêta plus attention à toutes ces histoires qui racontent que Beyrouth déteste les réfugiés. En toute hâte, il enfourcha sa moto et, de son camp de Bourj Brajneh, fonça vers le port de Beyrouth sur les lieux de l'explosion.

Ahmed n'est pas le seul Palestinien à avoir répondu à l'appel de la capitale. Les équipes de la Défense civile palestinienne se sont également rendues au port. Et de nombreux jeunes Palestiniens se sont précipités dans les hôpitaux pour donner du sang. De plus, les hôpitaux à l'intérieur des camps, malgré leurs capacités réduites, ont reçu un certain nombre de blessés.

D’ailleurs, l'amour de Beyrouth ne s’est pas limité aux réfugiés qui se trouvent dans sa zone géographique. Plusieurs appels aux jeunes furent lancés depuis les camps palestiniens du sud et du nord du Liban, pour aider au déblaiement des décombres et aux travaux de réhabilitation.

Jeunes au chômage. Jeunes auxquels la loi libanaise interdit de nombreux métiers et professions. Jeunes lassés d’entendre les stéréotypes négatifs selon lesquels leurs camps sont des foyers de corruption infestés de hors-la-loi. Ils ont tous été reconstruire Beyrouth alors qu'il leur est interdit de reconstruire leurs maisons sans permis. Ils ont payé de leurs poches vides. Et fait des dons de leurs cuisines vides. Et ils se sont dirigés vers Beyrouth. Ils ont franchi, sans laisser de place au moindre doute ni d’ombre au tableau, l’obstacle placé par ceux qui prétendent que Beyrouth déteste les réfugiés ; que Beyrouth n’est pas sœur de Jérusalem.

 

La belle réaction des travailleuses étrangères

Que personne n’oublie non plus « l'étreinte d’amour » accordée par certaines employées étrangères aux enfants dont elles avaient la charge. En vérité, elles en ont incarné ainsi la plus belle image. Malgré l'horreur de l'explosion et le choc initial, la première réaction de ces femmes – que beaucoup tiennent pour des esclaves – a été de sauver les enfants aimés de Beyrouth.

Beaucoup de ces employées, pourtant, avaient souffert d’un système de parrainage injuste. C’est au point que certaines s’étaient vues jetées à la rue, comme des objets dont la date de validité a expiré.

Toutes ces circonstances auraient pu engendrer en elles ressentiment et haine pour Beyrouth. Mais c'est exactement le contraire qui s'est produit. Ces travailleuses se sont dressées dans ces mêmes rues où elles avaient été jetées et humiliées, pour apporter du baume aux blessures de Beyrouth. Elles ont agi bénévolement et sans que personne ne leur ait rien demandé. Pour dire que Beyrouth est inébranlable... elles qui sont pourtant des femmes brisées.

Heureusement pour ces femmes, j'ai trouvé des caméras qui avaient documenté leur action. Accomplie non pas pour se vanter, mais en raison d’un amour qu'elles ont toujours cherché à exprimer avec leur arabe cassé. Magnifiant un Beyrouth, que beaucoup ont tenté d'imposer comme un amour interdit. Jusqu’à la terrible explosion, jusqu’aux aveux d’amour pour Beyrouth venu de ces belles brunes, pour autant qu’il leur fût permis.

La dureté d'une mère

« Beyrouth est une ville dure. Magnifiquement dure. Elle a la dureté d'une mère pour ses enfants. Quelqu’un peut-il haïr sa mère parce qu'elle le corrige ? Bien sûr que non ! Tel est le sentiment que nous les Syriens portons à Beyrouth ».

Appuyé sur son balai, balayant les décombres de Beyrouth, Abou el-Abed, un ouvrier en bâtiment syrien qui vit au Liban depuis sept ans, se livre.

Abou el-Abed travaille au noir à Beyrouth. Il n’a pas de permis de séjour. Les restrictions imposées par les autorités lui imposent d’avoir un parrainage, de l’argent et un certain nombre de documents. Pour lui, autant de conditions inaccessibles.

Abou el-Abed tenait son balai. Depuis son lieu de travail, il jeta un coup d’œil vers l’extérieur. Puis il s’enhardi à s’engager de jour ostensiblement dans la rue. Redoutant d’être arrêté, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas marché de jour en public. Mais cette fois, il ignora le danger. Il ne pouvait pas assister en spectateur à l’hémorragie de Beyrouth. Il descendit essuyer les larmes de la ville dévastée, après avoir lui-même sangloté maintes fois dans la nuit noire.

S’il y a une échelle pour les personnes les plus exposées au racisme et à la discrimination, les Syriens au Liban en occuperaient incontestablement les degrés les plus élevés. Ce que ces réfugiés ont vécu pendant les années de guerre leur fait dire que s'ils ont fui la mort en Syrie, ils l’ont par contre vécue de nombreuses fois au Liban.

Certes, beaucoup ont été surpris de voir des Syriens verser des larmes sur Beyrouth. Les Syriens ont pleuré Beyrouth comme ils l'ont fait pour Damas. Ils ont rivalisé entre eux pour montrer leur amour pour Beyrouth. Certains ont même hypothéqué leur boulangerie de fortune, leur unique gagne-pain, au profit des bénévoles de Beyrouth. D’autres ont parcouru des kilomètres, venus du Nord et de la Békaa pour secourir la ville sinistrée. D’autres encore ont été jusqu’au don suprême et sont morts dans les bras de Beyrouth. Les Syriens constituent le pourcentage le plus élevé d’étrangers victimes de l'explosion. Est-ce pour dire qu'ils sont frères de ce pays et qu'ils partagent en tout, jusqu’à la mort même, le destin des Libanais ?

L'explosion de Beyrouth a donné aux étrangers à la ville l’occasion de lui prouver leur amour. Ce que leurs expériences passées et leurs accents différents n’avaient pas réussi à le faire. Non pas à cause de Beyrouth. C’était plutôt les gardiens de la ville qui tentaient de perpétuer l’image d’une cité qui déteste les réfugiés. Et voici que la conduite de ces mêmes gardiens l’a exposée à la destruction, et que ses réfugiés étaient rendus à une ville qu'ils avaient toujours aimée et dont ils étaient aimés en retour.

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