À la suite de l’explosion de Beyrouth, la vie quotidienne des citoyens se résumait à une seule scène marquante : une main-d’œuvre libanaise et non-libanaise, de tous les âges, sexes, provenances et appartenances religieuses, se rassemblant dans les rues déformées de Beyrouth pour aider la ville à se remettre sur pied. La tâche quotidienne consistait à réparer un nombre considérable de fenêtres et de portes, à distribuer des caisses de nourriture, à assurer des abris, à nettoyer les rues et à recenser les besoins de première nécessité. Nous ne savions pas jusqu’à quel point nous aimions Beyrouth avant de la perdre. Nous sous-estimions le pouvoir de notre unité jusqu’à ce que nous nous sentions tous visés.
Quelques heures à peine après la catastrophe, les efforts de secours s’étaient déjà déployés sur le terrain et à travers les réseaux sociaux. La culpabilité du survivant aidant, presque tout le monde au Liban a assumé sa responsabilité dans la dynamique de réparation. La population n’a pas attendu l’intervention du gouvernement, étant persuadée qu’il la décevrait une nouvelle fois. Des pages personnelles sur les réseaux se sont transformées en mégaphones pour disséminer les informations sur l’aide disponible ou demandée. Toujours sous l’emprise de l’onde de choc qui a déchiré leur capitale, les Libanais ont uni leurs efforts à travers le monde virtuel, afin de répondre aux besoins les plus urgents : assurer un toit aux sans-abris et localiser les victimes disparues. Par le biais de « stories » sur Instagram, des internautes ont offert leurs propres appartements pour recevoir des individus touchés. Plusieurs pages ont été créées sur les réseaux sociaux en vue d’offrir une assistance aux sinistrés. Toutes ont employé le mot « Beyrouth » dans leur titre et se sont concentrées sur des besoins spécifiques.
La réaction libanaise collective n’est pas le résultat d’une « résilience passive ». Les Libanais, bien qu’ayant souffert de nombreuses crises, ne se résignent pas à accepter la performance intolérable et choquante de leur État. Leurs efforts collectifs sont nés de leur défiance vis-à-vis de la classe dirigeante. Ils voulaient combler rapidement les lacunes pour lesquelles les autorités ne lèveraient pas le petit doigt. Jusqu’à ce jour, l’action du gouvernement est minimale et n’est en aucun cas comparable à celle des individus et des initiatives menées par des volontaires. Les citoyens au Liban n’ont aucune confiance dans les autorités et les partis au pouvoir. En fin de compte, c’est bien le gouvernement qui a caché une quasi-bombe nucléaire en plein Beyrouth, près d’ouvriers innocents et de résidents vivant au cœur de la ville ou sur le littoral. C’est la négligence du gouvernement qui nous a fait perdre des vies, des murs, un patrimoine culturel, des toits éclairés, des cafés et des rues qui abritaient des souvenirs précieux, tous évaporés dans un épais nuage en forme de champignon.
Ces efforts collectifs à travers le monde virtuel se sont traduits dès le lendemain du drame par une action pratique sur le terrain. Traumatisés, en deuil et pleins de rage, les gens se sont mobilisés autour des quartiers les plus dévastés de Beyrouth. Sous un soleil de plomb, en prenant le plus de précautions possibles en raison de la pandémie, ils se sont déplacés de maison en maison, proposant leur aide. Armés de balais, de gants, de masques et de casques, ils ont nettoyé les remblais et le verre, réparé les fenêtres et les portes cassées, visité les résidents des logis endommagés. Des personnes de tous les milieux et de toutes les régions ont travaillé dans des quartiers qu’ils visitaient parfois pour la première fois, fournissant un effort physique exceptionnel.
La scène était particulièrement touchante : comment un pays qui vient de vivre l’une des plus puissantes explosions de l’histoire a-t-il pu faire preuve d’une telle volonté collective de rebâtir sa capitale dévastée ? En parcourant les zones les plus touchées, notamment Gemmayzé et Mar Mikhaël, on ne pouvait qu’y constater une riche diversité. De grands bus d’aides arrivaient de partout, et des étrangers se rassemblaient en groupes spontanément. Les différences religieuses étaient visibles de par le code vestimentaire et les noms. Au regard de la diversité religieuse du Liban, de telles scènes de solidarité communautaire de masse sont relativement inédites. Le pays est en effet divisé par trente ans de politiques confessionnelles. Subissant encore les contrecoups résiduels de la guerre civile, les différentes régions restent monochromes. Jusqu’à ce jour, nous accordions une importance particulière au moindre exemple d’appartenance communautaire. Or cette explosion grotesque a réveillé en nous ce qui reste de notre identité fragmentée, et nous pousse à la recadrer en une seule perception unifiée de ce à quoi une « nation libanaise » pourrait ressembler. Si les Libanais ont tendance à idéaliser les scènes d’unité et de solidarité, c’est dans l’espoir de les normaliser.
Vivre à la merci d’un gouvernement dysfonctionnel implique de vivre dans un état constant de réflexion prudente, responsable et solidaire. Ayant commencé comme des réactions spontanées et chaotiques, les initiatives libanaises se sont développées pour se transformer en plans d’assistance plus organisés. « Nation Station » est l’un de ces exemples représentatifs d’un effort durable et continu. L’initiative a été lancée par un groupe de résidents locaux, Hussein, Aya, Joséphine et Mazen, et s’est établie à Jeïtaoui afin de fournir de la nourriture à la population et faire preuve de solidarité. Plus tard, John et son équipe de « Nylon’s Generation » se sont joints à la station pour en faire un centre de secours à la disposition du quartier et des communautés vulnérables. Dotée d’une organisation efficace, d’un système de collecte des données, de distribution des donations et de coordination avec les volontaires, la station est en train d’évoluer en un centre autonome et durable, qui promeut l’interaction sociale et le sentiment communautaire. A l’instar de la plupart des initiatives, elle incarne une meilleure alternative au gouvernement, intégrant la diversité au lieu de la combattre dans le but de fragmenter indéfiniment la société libanaise.
Depuis l’explosion, le cœur brisé, les Libanais ont mené plusieurs tâches à la fois : nettoyer la ville, pleurer les victimes et manifester en faveur d’un rêve utopique, celui d’un État civil inclusif, d’une justice sociale et d’une reddition de comptes. Le pouvoir qui réside dans nos efforts unifiés est une leçon à retenir de cette tragédie. Nous ne sommes pas destinés à reconstruire ce que des mains corrompues détruisent à chaque fois. Au lieu de cela, la tragédie nous a donné une motivation supplémentaire pour réitérer les revendications de la révolution du 17 octobre, et se concentrer sur ce dont nous avons besoin : la justice pour les victimes et une vie décente pour ceux qui ont survécu.