Pour encore très longtemps, Beyrouth sera avant tout associée à l'explosion du port (4 août 2020) qui a fait quelque 200 morts, 300 000 sans-abri, et blessé des milliers de personnes. Deux semaines après l'explosion de 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium au cœur de la capitale du Liban, les effets de l'explosion sont toujours visibles où que l’on se place : dans les voitures cabossées qui s'arrêtent près de vous lorsque les feux de signalisation sont au rouge, dans les monceaux de verre brisé amoncelés au hasard près des poubelles, et dans les décombres des bâtiments en cours de déblaiement.
En fin de compte, tous les dégâts matériels seront réparés et les sympathies du monde iront dans d’autres directions. Entre-temps, ceux qui auront survécu à l'explosion se retrouveront avec de nouveaux souvenirs lancinants d'une guerre menée contre Beyrouth.
Les conséquences de la guerre en cours ne sont pas si différentes de celles que nos parents ont endurée entre 1975 et 1990, tout au long d’une guerre civile livrée par des politiciens qui sont toujours au pouvoir aujourd’hui. Dans les deux cas, des gens ont été forcés d'abandonner leurs foyers, de fermer leurs entreprises, se concentrant sur les moyens d’assurer leur avenir immédiat et mettant leurs rêves de côté. Les bâtiments historiques, criblés par les balles de la guerre puis l'explosion du 4 août, les ont désormais anéantis.
« Ceux qui ont vécu la guerre civile m’assurent qu’ils n’avaient jamais rien vu de semblable à l’explosion du 4 août », déclare Karim Mounzer, un reporter vidéo qui travaille avec moi à Beirut Today : « Des années de travail, tout ce que les gens avaient construit détruits en quelques secondes ».
Après la guerre civile, notre classe politique dirigeante n'a pas répondu de ses crimes. La responsabilité du crime d’aujourd’hui – la plus grande explosion non militaire de l’histoire contemporaine – pourrait également ne jamais être établie.
Karim était dans la rue pour documenter les séquelles de l’explosion moins d'une heure après le drame ; il avait juste pris le temps de s’assurer que ses proches étaient saufs, avant de plonger dans son travail. Sur le terrain, il fut témoin de scènes chaotiques qui auraient pu passer pour les scènes d’un film sur la guerre civile. « Je ne comprends pas. Il ne reste plus rien ! ». Sa voix tremblait au téléphone cette nuit-là, alors qu’en arrière-fond retentissait le bruit des sirènes et qu'il enjambait les décombres jonchant la chaussée. Au début, il avait filmé presque machinalement. Puis, ayant suffisamment tourné, le souvenir des détails les plus infimes lui étaient revenus : l'odeur du sang, le crissement du verre sous ses pieds, les cris des blessés qui cherchaient des hôpitaux, sans savoir qu'ils avaient également été dévastés par l'explosion.
Les images de l'explosion ont brisé la vision du monde d'une nouvelle génération de jeunes Libanais. En dépit de l’instabilité économique et politique du pays, nous étions nombreux à nous moquer de nos parents qui craignaient le retour d’une guerre sectaire. Le monde nous semblait être un lieu relativement sûr, mais la destruction de notre ville a tout de suite assombri les lentilles roses à travers lesquelles nous regardions les choses.
« Lorsque l'explosion s'est produite, ma réponse immédiate a été de penser que Beyrouth a été bombardée », explique Lynn Cheikh Moussa, une autre journaliste de Beyrouth Today dont les cadres de fenêtres ont été entièrement soufflés par l'onde de choc. « Je me suis instantanément rappelée l'explosion de février 2005 qui a emporté l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, et la guerre de 2006 qui a suivi ».
Comme beaucoup, ma mère a pensé qu'un avion israélien avait bombardé un objectif situé tout près de nous. Sans réfléchir, mes tantes ont saisi leurs enfants en pleurs et les ont blottis près de la sortie de leurs maisons. En raison de la puissance de la déflagration, maints récits semblables ont circulé dans le pays.
« Ma mère et mon oncle ont cru qu’une nouvelle guerre avait éclaté. Je n’ai pu que pleurer et calmer ma grand-mère, jusqu'à ce que les faits soient établis », raconte Lynn. Peut-être qu'une guerre aurait été plus facile à comprendre et à accepter. En fait, des années de promesses non tenues, de corruption politique et de négligence criminelle avaient décimé notre ville et anéanti tout l’espoir vacillant qui nous restait.
Le dangereux nitrate d’ammonium avait été stocké au port de Beyrouth – au voisinage de centaines de milliers d’habitants et des principaux silos à grains de la ville – six années avant l’explosion. Les responsables politiques le savaient, mais n'avaient rien décidé, avant que l'explosion ne brise notre droit à une vie pacifique.
Au cours des six dernières années, nous avions sans le savoir organisé des réunions, célébré des anniversaires et fréquenté l’université en des lieux situés dans le périmètre de la matière chimique explosive et mortelle qui se trouvait dans notre port. Ces lieux, et nos vies avec, sont maintenant en ruines. Nous nous identifions aux personnes qui ont perdu la vie, aux êtres chers et aux maisons. Cela aurait pu être n'importe lequel d'entre nous ; un sentiment partagé par nos parents qui ont grandi en temps de guerre.
Avant même l'explosion, les Libanais avaient déjà du mal à joindre les deux bouts, suite au plus grand effondrement économique que le pays ait jamais connu. Car les graves difficultés économiques d’aujourd’hui sont sans égal, même en comptant la guerre civile.
« Nous gardions encore une forme d'espoir dans le pays, avant qu'une explosion ne détruise un cinquième de la ville », dit Lynn. « J'ai cru que pour moi il y avait peut-être un espoir de rester, mais je ne peux plus m'imaginer demeurer sur place et prendre le risque qu'une autre explosion se produise dans les années à venir ».
Je regarde le cortège funèbre d'Élias el-Khoury (15 ans), décédé deux semaines après l'explosion des suites de blessures graves. Pendant que ses camarades de classe portent son cercueil blanc, un sentiment d'impuissance accablant s’empare de moi. Je pense à toutes les premières expériences qu'il ne va pas connaître, à la personne qu’il aurait pu devenir, et à ce qui attend les personnes inconsolables qu'il a quittées.
Les attentats à la bombe, les assassinats et la guerre civile des 40 dernières années ont ancré chez nos parents l'idée que tout peut arriver à tout moment. Une nouvelle génération partage désormais le même traumatisme collectif que celle de ses aînés.
Aujourd'hui, les cauchemars accablent notre sommeil. Nous avons pris les fenêtres en aversion, et nous sursautons aux moindres chocs sonores qui nous surprennent.