Depuis l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, des dizaines d’immeubles dans ce secteur ont été évacués. Les habitants, grands et petits, locataires ou propriétaires, Libanais ou non, sont partis à cause des dégâts et du choc qu’ils ont subi et ils se sont installés ailleurs. Les commerces, les ateliers, les bureaux, les restaurants, les échoppes et les écoles ont été éventrés. Le courant électrique a été entièrement coupé alors que les installations d’eau dans plusieurs quartiers ont été endommagées. Certains immeubles sont devenus inhabitables. Tous ces facteurs ont poussé à l’exode rapide des habitants de ce secteur.
Mais bien que justifié, cet exode constitue une menace pour la renaissance de ces quartiers afin qu’ils redeviennent une zone prospère et vivante. Il y a un véritable risque que ce déplacement rapide se transforme en exode permanent, surtout que la plupart de ces quartiers avaient été le théâtre d’une importante spéculation immobilière au cours des dix dernières années. Si nous prenons l’exemple du quartier de Mar Mikhaël, qui avait été choisi par de nombreux Libanais voulant habiter dans la ville, pour être proches de leur lieu de travail, il a subi une transformation impressionnante de son économie à partir de 2006. Les restaurants et les pubs ont fait leur apparition dans ce secteur et ils ont pris la place des échoppes traditionnelles. Ce quartier a d’ailleurs été choisi en raison de ses loyers assez bas, de son caractère particulier sur le plan de l’architecture et du mélange social qu’il abrite. Cet afflux a d’ailleurs provoqué une hausse des prix de l’immobilier dans une proportion de 200 %. Ce processus s’est accompagné d’un changement rapide dans les titres de propriété entre les anciens propriétaires et les sociétés immobilières et les exploitants (revoir la carte du transfert des titres de propriété).
Les quartiers endommagés par l’explosion abritent en grande partie des bâtiments anciens et historiques habités dans une grande mesure par des locataires. Il faut préciser que la location d’appartements reste le moyen le plus courant de trouver un lieu de résidence en pleine ville. À Beyrouth, le taux de location est de 49,5 % (selon une étude réalisée par le Pnud en 2008). Dans le quartier de Mar Mikhaël, le pourcentage d’anciens locataires représente 55 %. Ceux-ci sont actuellement menacés d’exode permanent en raison de la fragilité du cadre légal qui organise leur présence dans la ville. Les locataires sont ainsi divisés en trois catégories :
- Les anciens résidents. Ceux-ci habitent dans la ville sur la base de l’ancienne loi sur les loyers, qui régissait ce secteur jusqu’en 1992. Ils constituent le vieux tissu populaire de la ville et ils sont aujourd’hui menacés d’exode sans même obtenir des indemnités ou des habitations de rechange selon la nouvelle loi sur les loyers, adoptée en 2014 et amendée en 2017. Cette nouvelle loi a spolié de nombreux anciens locataires de leur droit à la résidence[1].
- Les « nouveaux locataires », selon la loi d’exploitation. Cette loi est la seule qui porte sur les loyers et transforme la relation du locataire avec son lieu de résidence en une relation d’exploitation dont les conditions sont fixées uniquement par le propriétaire. Autrement dit, le locataire est privé de son droit à la résidence et le contrat de location est fixé pour une durée de trois ans. Au-delà de cette période, il n’y rien qui empêche le propriétaire d’augmenter le prix du loyer, tout comme il a le droit de ne pas renouveler le contrat et de mettre ainsi le locataire à la porte. Selon cette loi, le contrat de location n’est conditionné par aucun indice des prix. Il n’est aussi lié par aucune obligation concernant la monnaie utilisée. Tous ces points relèvent de la décision du propriétaire[2].
- Les locataires sans contrat. Face à l’absence d’une politique et de programme d’habitation destinés à assurer des domiciles à une large couche populaire ayant des revenus limités, les propriétaires ont une totale liberté pour transformer les appartements qu’ils possèdent en petits espaces à louer, lesquels sont souvent dépourvus des conditions élémentaires d’habitation sur le plan sanitaire ou sur celui de la proximité. Ces appartements découpés sont souvent loués à des étudiants, des déplacés ou même des réfugiés. Les résidents dans de tels lieux souffrent de l’absence de contrats de location, et cela fragilise leur situation.
L’explosion au port et la catastrophe qu’elle a provoquée dans de nombreux quartiers résidentiels ont facilité l’exploitation par les propriétaires de ces locataires fragilisés, face à l’absence totale de l’État et de la protection du droit à la résidence. Sous prétexte d’une fragilité des bâtiments qui menaceraient de s’effondrer à cause du souffle de l’explosion, les locataires sont soumis à des pressions pour vider les lieux. Les forces de l’ordre, qui exécutent les décisions du mohafez, font de même. De nombreux locataires résistent à ces pressions et insistent pour rester sur place, parce qu’ils n’ont aucune garantie de retour et qu’ils n’ont pas non plus d’autre lieu où aller. Mais ils sont alors contraints par la police à signer des papiers qui leur font assumer l’entière responsabilité de leur décision de se maintenir.
La crainte d’un exode permanent est alimentée par le comportement du pouvoir et son ignorance du droit à la résidence. Tout comme les précédentes expériences ne sont pas non plus encourageantes. C’est le moins qu’on puisse dire. Beyrouth et ses environs ont été détruits à plusieurs reprises, ainsi que d’autres villes et villages libanais. Et leur reconstruction a reproduit les mêmes failles qui avaient conduit à leur destruction. La reconstruction s’est donc faite sur des bases de classe sociale ou selon des critères d’intérêts personnels. Ce qui a provoqué un surplus de morcellement du tissu social et de l’économie locale, créant aussi un grand fossé entre le passé et le présent.
A partir de là, on peut dire que la reconstruction et la réhabilitation des quartiers de la Quarantaine, Mar Mikhaël, Gemmayzé, Jeïtaoui, Roum, Fassouh et Badaoui provoqueront un véritable conflit politique. Le pouvoir tentera forcément d’exploiter les destructions pour tenter d’imposer son réseau d’intérêts lié au secteur immobilier et à celui de la reconstruction. Alors que nous, de notre côté, nous essaierons d’imposer des processus qui placeront les résidents au cœur de la reconstruction et de la réhabilitation, en leur offrant un cadre juridique et social, surtout aux couches les plus fragiles.
Sur cette base, nous lançons une initiative pour un état des lieux social et économique de ces quartiers et invitons les personnes lésées et les travailleurs sociaux à nous informer des dommages et des menaces brandies contre les résidents.
[1] Le pourcentage des vieux loyers est d’environ 20 % dans les vieux quartiers de Beyrouth à caractère historique. Les locataires bénéficiant de ces loyers appartiennent à différentes catégories. Certains ne bénéficient pas de leurs droits complets. Ils ont des revenus limités ou sont handicapés, ou encore ils ne sont pas Libanais. Certains aussi n’ont plus de revenus, étant des retraités ou des personnes âgées.
[2] Si un propriétaire ne trouve pas des locataires en mesure de remplir les conditions qu’il pose, rien ne l’oblige à louer. Il n’y a aucune taxe sur les appartements et autres locaux vides. D’ailleurs, les appartements vacants ont atteint à Beyrouth des chiffres record. Dans certains quartiers ils représentent 30 % des espaces bâtis.