La récupération du patrimoine dans son contexte : Beyrouth, après l'explosion

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Posté sur sept. 16 2020 par Mona Fawaz, Professeur en études urbanisme et coordinateur des programmes d'études supérieures en urbanisme et design à l'Université américaine de Beyrouth. 7 minutes de lecture
La récupération du patrimoine dans son  contexte : Beyrouth, après l'explosion
La poussière de l'explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 n'était pas encore retombée que des voix se sont élevées pour évoquer la perte du patrimoine architectural de la ville. Depuis lors, les propriétaires, les avocats de la préservation et d'autres se sont empressés d'enquêter sur les dommages, estimer les coûts des réparations, consolider les murs et les toits en ruine, empêcher les démolitions et, si possible, assembler les décombres pour reconstruire ce qui a disparu. Selon les estimations, 60 à 80 bâtiments historiques ont besoin de réparations considérables[1]. Leurs efforts admirables se sont joints sous la bannière d’une association de bénévoles, comprenant de nombreux particuliers qui se sont activement investis pendant des décennies dans la préservation de l’architecture de Beyrouth.

La poussière de l'explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 n'était pas encore retombée que des voix se sont élevées pour évoquer la perte du patrimoine architectural de la ville. Depuis lors, les propriétaires, les avocats de la préservation et d'autres se sont empressés d'enquêter sur les dommages, estimer les coûts des réparations, consolider les murs et les toits en ruine, empêcher les démolitions et, si possible, assembler les décombres pour reconstruire ce qui a disparu. Selon les estimations, 60 à 80 bâtiments historiques ont besoin de réparations considérables[1]. Leurs efforts admirables se sont joints sous la bannière d’une association de bénévoles, comprenant de nombreux particuliers qui se sont activement investis pendant des décennies dans la préservation de l’architecture de Beyrouth. Cependant, si nous voulons sauver le patrimoine urbain de la ville, il est impératif d’analyser les effets de l’explosion de Beyrouth dans le contexte des transformations qui l’ont précédée. Plutôt qu'une rupture, l'explosion a précipité une destruction bien en cours avec plusieurs centaines de bâtiments perdus au cours des deux dernières décennies. Pour changer ce processus, il est nécessaire de contextualiser la mobilisation en cours et d'élargir son champ d'action pour faire face aux tendances qui compromettaient la protection du patrimoine avant l'explosion.

Ceux qui connaissent l’histoire de Beyrouth identifient les quartiers situés à proximité du port comme emblématiques du patrimoine bâti de la ville. En effet, Beyrouth ne s'est étendue au-delà de sa petite population de 10 000 âmes que lorsque son port a commencé à jouer le rôle d'ancrage économique régional dans les années 1830. C’est alors que le quartier de la Quarantaine a été établi, un site où les marins étaient contraints de s’isoler pendant deux semaines pour empêcher la propagation de maladies, avant d’être autorisés à se mêler aux citadins. Pendant de nombreuses décennies, le site a continué à jouer son rôle d’hébergeur de ces populations jugées indésirables. Aujourd'hui, la Quarantaine abrite une population vulnérable de travailleurs migrants, de réfugiés et de Libanais à revenu modeste, qui ont été gravement touchés par l'explosion. C’est également dans les années 1830 que la ville commença à s’étendre au-delà de ses murs, donnant finalement naissance à ces quartiers qui allaient faire le pont entre les camps arméniens de Bourj Hammoud et le centre historique de Beyrouth, le long de la rue d’Arménie, plus d’un siècle plus tard. Contrairement aux quartiers voisins du centre historique de la ville, qui sont tombés sous les bulldozers sauvages de la reconstruction de l'après-guerre civile dans les années 1990, les quartiers entourant le port ont conservé un nombre généreux de vieux bâtiments en pierre, dont beaucoup incarnent le caractère unique du Beyrouth des premières décennies des années 1900. Leur charme et leur caractère unique ont attiré au cours des deux dernières décennies une population de jeunes créatifs, y compris des studios et ateliers, des propriétaires de restaurants et de bars, ainsi que leurs clients et visiteurs. Ils cohabitaient souvent mal avec les habitants vieillissants du quartier, qui souffraient du bruit et des activités nocturnes… Pourtant, il y a eu plus de bâtiments perdus que préservés. En effet, les puissants professionnels de l’immobilier et leurs partenaires en affaires dans la classe politique et les banques ont trouvé de nombreuses opportunités pour remplacer la petite architecture souvent modeste de ces quartiers par d'imposants gratte-ciel, dont beaucoup d’ailleurs n'ont pas réussi à redonner vie au secteur. Ils ont pu le faire parce que l'absence d'incitations et de soutien aux propriétaires fonciers avaient transformé leur propriété un lourd fardeau. Pris au piège entre d'une part des réparations coûteuses, et d'autre part une annulation des loyers anciens qui avait augmenté de manière exponentielle les prix des locations dans les quartiers, les propriétaires – dont beaucoup se partageaient des biens dans des conditions de successions familiales inconfortables – avaient souvent été contraints de brader leur propriété au bénéfice de particuliers plus puissants, parfois pour une bouchée de pain, car ces derniers pouvaient assurer une hausse du classement patrimonial et un investissement lucratif, désormais autorisé par une loi sur la construction amendée et excessivement permissive.

Alors que nous avançons dans l’élaboration d’un processus pour la récupération du patrimoine urbain de la ville, tâche essentielle à tous égards, il est impératif que le soutien apporté à la protection du patrimoine de la cité incarne une compréhension plus large de ce qui relève de cette catégorie. Le patrimoine est une entité vécue. Contrairement aux reliques dans les musées que les gens visitent pour étudier ce qui n'est plus, les cultures urbaines existent avec les personnes qu'elles incarnent. En combinaison avec les rues, les allées, les escaliers, les magasins et leurs connexions, les bâtiments fixent les multiples formes d'habitat, les pratiques, les imaginations et les interactions, tant individuelles que collectives. Ils forment les cadres dans lesquels les gens habitent et interagissent les uns avec les autres. En tant que tels, ces espaces incarnent l'accumulation des pratiques des personnes historiques et contemporaines, et c'est cette accumulation qui fait leur importance en tant que patrimoine, lui donne sa valeur vécue, lui fait personnifier des histoires objectives et des mémoires individuelles, qui finalement reflètent des histoires et des identités communes partagées, capables de rassembler les gens. Lorsque les pratiques de ces communautés sont arrachées au profit de la spéculation immobilière, les traces de leur histoire s'effacent. Par conséquent, si nous voulons arrêter la destruction de notre patrimoine et récupérer ce qui reste de ces quartiers urbains, nous devons créer une nouvelle réalité pour leurs habitants et usagers. Nous devons les intégrer en tant que champions de la restauration. Parallèlement à la palette des restrictions généralement déployées dans la préservation du patrimoine (par exemple, pas de mise en commun des lots, respect de la typologie de l'architecture), nous devons nous pencher sur les cadres urbains et économiques plus larges qui ont réduit l'économie urbaine à des investissements spéculatifs. À ce titre, il est impératif d'introduire une vision holistique de la régénération urbaine, qui investit dans les économies productives des quartiers et propose des projets publics et des interventions urbaines intégrées. Il devrait également y avoir des incitations et des compensations ciblant directement les résidents du quartier, donnant la priorité à leur retour et à la reprise de leurs entreprises. Ce n'est qu'en redonnant vie aux quartiers que nous pourrons assurer une voie de récupération patrimoniale, une voie qui reconnaît notre culture comme vécue et en besoin constant de réinvention positive.



[1] Enquête réalisée par l'Ordre des Ingénieurs et Architectes de Beyrouth et la Direction Générale de l'Archéologie, 24 août 2020

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